L’histoire de Michée Chauderon
Le dossier Michée Chauderon est assez semblable à ce qu’on trouve dans d’autres régions européennes. Les procès de sorcellerie révèlent très souvent des conflits entre des individus. Se sont bien souvent des femmes qui règlent leur compte avec une autre femme, fragilisée. Le cas de Michée Chauderon est emblématique d’un litige féminin. Née en Savoie, ayant émigré à Genève pour y devenir servante, Michée est bannie une première fois de Genève en 1639 pour « paillardise », soit relation sexuelle hors du lien matrimonial. Revenue à Genève, elle échappe à une peste qui tue son mari. Restée veuve, la blanchisseuse est aussi un peu guérisseuse. Elle est familière des maisons où elle fait des lessives. Elle prodigue ses soins (soupe, tisane, etc.) aux femmes qui le demandent. Bientôt, ses consœurs l’accusent d’avoir dérobé un chandelier. Le soupçon de vol domestique est accablant pour l’honneur de Michée Chauderon, car il implique l’abus de confiance. Le chandelier est retrouvé mais Michée est marginalisée. Sa marginalisation augmente lorsqu’elle rechigne à continuer d’être guérisseuse. Rapidement, des femmes l’accusent alors d’être une sorcière. De se livrer au Diable. D’avoir « baillé » le mal à deux jeunes filles languissantes, dont l’une serait possédée par le Diable. Dans un climat de rumeur habituel à ce genre d’affaires, Michée Chauderon est arrêtée et menée devant un juge. Elle accusée d’être une sorcière. Elle nie les faits. Sept accusatrices en colère l’accablent. La lavandière est longuement questionnée. Le juge veut savoir si elle est allée au sabbat et si le diable l’a marquée. Michée continue de nier. Son corps rasé et dénudé est livré à la visite médico-légale d’experts qui recherchent la marque satanique, insensible et non hémorragique. Alors que le diagnostic des premiers experts est incertain puis négatif, celui donné par deux chirurgiens âgés venus de Nyon (terre bernoise) est positif. Ils diagnostiquent deux traces « suspectes » qu’ils imputent au diable. Cette preuve corporelle de l’alliance satanique mène à la mise à la torture de Michée Chauderon. Résistante sous la douleur dans un premier temps, elle nie avoir été au sabbat mais confesse bientôt avoir « baillé » le mal aux deux filles malades. Si elle nie en outre s’être donnée au diable, elle dit avoir peut-être croisé son ombre qui l’aurait marquée à son insu. L’accusation d’empoisonnement emporte la condamnation à mort de Michée Chauderon. Elle supplie de n’être pas brûlée vive comme l’a été en en 1623 à Plainpalais, aux portes de Genève, Jeanne Broillet. Par mansuétude pénale, le 6 avril 1652, la sorcière est pendue publiquement puis son cadavre est incinéré sur le bûcher, finalement ses cendres sont dispersées par le bourreau aux quatre vents.
Le cas typique et atypique de la dernière personne exécutée à Genève pour maléfice
Rumeur sociale, guérison, accusation d’empoisonnement, procès avec experts, torture et exécution capitale : le cas de Michée Chauderon est emblématique des affaires de sorcellerie. Pourtant cette affaire est atypique, car elle se dénoue après 26 ans de clémence pénale à Genève, puisque depuis 1626 aucun individu n’y est exécuté pour maléfice. L’exécution de la Savoyarde est perçue par beaucoup d’observateurs européens comme anachronique dans la République de la «tolérance» protestante. À l’instar de protestants libéraux en Angleterre, de Voltaire ou de Condorcet au XVIII siècle, d’innombrables intellectuels déplorent le cas de Michée Chauderon. Au XIXe siècle des historiens libéraux et des aliénistes s’intéressent à son cas. Elle est certainement la femme accusée de sorcellerie sous l’Ancien régime qui en Europe a suscité le plus de commentaires critiques. Elle est devenue l’objet d’un imaginaire expiatoire et mémoriel comme en témoigne, par exemple, le réquisitoire sonore d’une pièce radiophonique avec Michel Simon diffusée en 1954 sur la Radio suisse romande. Le 2 juillet 1997, le chemin Michée Chauderon est inauguré à Genève par des féministes, alors qu’en 2001 son procès est reconstitué pour la réhabiliter. La mémoire de Michée Chauderon est vivante depuis son exécution en 1652.
Sorcellerie et intoxication
Sous l’Ancien Régime, les procès de sorcellerie traduisent la peur sociale de la maladie et de la mort par empoisonnement, dont on imputait les causes aux prétendues sorcières. Beaucoup de procès pour « maléfice » contiennent des cas d’empoisonnement. Michée Chauderon est surtout accusée d’avoir « baillé » le mal à deux jeunes filles, soit de les avoir intoxiquées avec des aliments suspects. Elle aurait aussi affligé mortellement des nouveau-nés en leur donnant des fièvres morbides. En fait, l’accusation de maléfice permet aux victimes de donner un sens plausible aux maux inconnus qui les affligent. Dans les dernières décennies du XVII siècle, le climat de peur lié aux affaires de sorcellerie s’estompe avec notamment la montée en force d’une médecine qui naturalise les pathologies du corps. Le recours au Diable comme explication causale des maux qui affligent les humains et le bétail devient anachronique. L’Édit royal de 1682, qui en France décriminalise la sorcellerie, instaure une sévère police étatique des produits toxiques. Le crime de sorcellerie est dès lors qualifié en crime d’empoisonnement.
Michel Porret, professeur au département d’histoire de l’Université de Genève.
Pour en savoir plus: Michel Porret, L’Ombre du Diable. Michée Chauderon, dernière sorcière exécutée à Genève, Genève, Georg, 2010, 264 p.