Cher Szad,
Vous soulevez un problème très intéressant et délicat, dont la réponse sera nécessairement un peu longue car elle touche à la question de l'identité nationale albanaise.
On le sait, la maîtrise du passé est une arme redoutable dans l'élaboration des nationalismes modernes: on en connait de très bons exemples avec la France de "nos ancêtres les Gaulois", la construction de l'Italie fasciste sur la base de la gloire de l'Empire romain, ou l'Allemagne nazie idéalisée à partir des descriptions de la Germanie de Tacite. En Albanie, Enver Hoxha (premier secrétaire du Parti de 1944 à 1985) avait très bien compris l'importance de donner un passé illustre pour unir ses concitoyens et favoriser le développement d'un nationalisme albanais: il mit notamment l'accent sur le lien des Albanais avec la population antique des Illyriens, et sur l'origine illyrienne (supposée) de la culture grecque antique. Pour étayer cette dernière théorie, les savants albanais développèrent toute une série de pseudo-étymologies démontrant que les noms propres des divinités et des héros grecs étaient très proches de certains termes albanais.
Cette théorie a toutefois largement été rejetée par les spécialistes de la langue albanaise: les toutes premières attestations de la langue albanaise remontent en effet au Moyen Âge, au XVème siècle de notre ère, mais rien ne permet de prouver qu'elle est directement héritière d'un dialecte illyrien (une langue dont on ne sait absolument rien), encore moins qu'elle aurait précédé la naissance de la langue grecque (langue attestée sous la forme du Linéaire B mycénien dès le XVIème s. av. J.-C., et dont l'alphabet proprement grec est attesté dès le IXème s. av. J.-C.). Les ressemblances entre albanais et noms propres de la culture grecque ne sont basées que sur des homophonies sans base linguistique reconnue.
Si la théorie de l'origine albanaise des mots grecs perdure encore dans les milieux nationalistes albanais, c'est qu'elle profite notamment de la carence d'une réponse claire quant à la signification des noms propres des différentes divinités et héros de la mythologie. En effet, ces noms n'ont la plupart du temps aucun sens dans la langue grecque: "Apollon", "Zeus", "Athéna" ou encore "Artémis" ne renvoient à aucune signification claire; seuls quelques noms tels Déméter (où l'on reconnait le mot grec métèr, "mère") ou Héraclès ("La gloire d'Héra") semblent avoir un sens précis.
Cette absence de sens manifeste posait problème déjà aux anciens Grecs, qui désiraient savoir d'où venaient les noms des principales figures de leurs légendes et épopées. Ils ont dès le départ proposé plusieurs explications à cet état de fait. Certains d'entre eux, tels l'historien Hérodote (Vème s. av. J.-C.), ont ainsi imaginé que les ancêtres des Grecs avaient probablement appris les noms de leurs dieux auprès d'autres populations : si ces noms n'avaient aucun sens aux oreilles grecques, pensait-on, c'est parce qu'ils provenaient d'autres langues plus anciennes, par exemple celle de leurs ancêtres les "Pélasges" (une population dont l'identification reste incertaine, mais que les savants albanais ont rapproché des anciens Illyriens), ou encore l'égyptien. Mais les progrès de la linguistique et de la philologie ont depuis permis aux scientifiques modernes de rejeter cette interprétation: "Apollon" ou "Artémis" n'a pas plus de sens en albanais ou en égyptien qu'en grec.
Un grand nombre d'auteurs antiques proposaient quant à eux d'expliquer l'origine de ces noms par des jeux de mots: l'Odyssée avance par exemple qu'Ulysse (en grec "Odusseus") avait ainsi été nommé pour faire allusion à la colère de son grand-père ("odussomai" signifie "être fâché"), tandis que le poète Hésiode (VIème s. av. J.-C.) explique que le nom de la déesse Aphrodite faisait référence à l'écume de la mer (en grec "aphros") dont on disait qu'elle était née. Mais il s'agit là de pseudo-étymologies basées sur des homophonies là encore peu convaincantes pour les linguistes modernes.
Ce n'est qu'avec la découverte du sanskrit et les débuts de la linguistique indo-européenne que l'on a pu reconstruire le sens originel de quelques noms propres de la mythologie grecque: le nom de "Zeus" viendrait ainsi du proto indo-européen "*Dyēus" ou "Dyeu Ph2ter", reconstruit d'après le mot sanskrit "dyaús" ("ciel, jour, lumière") et le nom du dieu védique (indien) Dyauṣ Pitār; on retrouve par exemple la même forme en latin avec le mot "dies" pour "jour" et le nom de "Jupiter". Mais on ne peut malheureusement pas proposer d'étymologie aussi claire pour tous les noms propres de la mythologie grecque.
La science de la linguistique est un art délicat à maîtriser, et s'il est toujours facile de proposer des dizaines d'étymologies liant les noms des divinités grecques à l'une ou l'autre langue, personne n'a jusqu'à maintenant réussi à prouver de manière conclusive qu'une interprétation particulière était la bonne. Il est probable qu'on ne découvrira jamais quel sens caché (s'il y en a un) se dissimule derrière les noms d'Athéna ou d'Apollon