Dans notre monde aseptisé où la chasse aux microbes ne connaît pas de répit, les fromages au lait cru apparaissent souvent comme une source de danger potentiel. Pourtant, les dernières recherches sur la question montrent au contraire que les fromages au lait cru possèdent de nombreuses propriétés bénéfiques pour la santé et… pour le goût. Le lait cru et ses microbes seraient-ils nos amis pour la vie? A Bon Entendeur a mis son nez dans les cuves et les caves à la recherche du terroir perdu.
Le vacherin, une vieille histoire à pâte molle
Premier détour au pays d’un fromage à pâte molle mythique: le Vacherin Mont d’Or.
Dans nos cerveaux de consommateurs pressés, ce fromage résonne à la fois comme un délice gustatif mais aussi comme un douloureux souvenir. Une vilaine épidémie a failli provoquer sa disparition dans les années 1980. La crise du vacherin, ce fut d’abord provoquée une alerte sanitaire aux salmonelles en 1985, suivie d’une épidémie de listériose révélée en 1987. Résultat: 123 infections et 34 morts. Un cataclysme qui provoque à l’époque le retrait provisoire du fromage du marché et jette la suspicion sur tous les fromages à pâte molle.
Cette affaire hante encore Pascal Monneron, le gérant de l'Interprofession du Vacherin Mont d’Or: "C’était le fromage de la mort! Ce fut traumatisant pour nous, on a failli perdre le Mont d’Or, ce fromage du patrimoine vaudois, du patrimoine national même. Je travaillais dans les pâtes molles et j’ai perdu mon travail. De manière plus générale, la fabrication a été arrêtée pendant une année."
On a tendance à oublier aujourd’hui que le vacherin était déjà thermisé quand éclate l’affaire de la listeria en 1987. Ce n’est donc pas une crise née du lait cru, mais plutôt un problème de pratiques de fabrication et d’hygiène que la profession a dû régler dans la douleur.
Pascal Monneron: "On était en thermisation, mais peut-être que l’on avait pas été assez restrictif au niveau de nos fabricants. On en a éliminé certains et aussi mis en place plusieurs barrières: le contrôle du lait avant la thermisation, la thermisation, l’acidification avec des cultures sélectionnées, un salage et surtout un contrôle bactériologique avant la commercialisation de chaque lot." En Suisse, il ne reste aujourd’hui que 13 producteurs de Vacherin Mont d’Or contre 60 à l’époque.
Chez le fromager Vincent Tyrode, à l’Auberson dans le Jura vaudois, le coulage du lait se fait tous les matins et tous les soirs. Le lait cru amené par les producteurs part directement dans les conduites en inox de cette fromagerie ultra-moderne. Pour fabriquer le Gruyère, c’est le lait cru qui est utilisé, pour le vacherin, il est thermisé.
"La thermisation n’est pas une pasteurisation, précise Vincent Tyrode. La pasteurisation revient à chauffer le lait à 72 degrés pendant 20 secondes alors que la thermisation ne se fait qu’à 68 degrés. Cette différence de température permet de conserver la flore naturelle du lait qui sera utilisé pour le Vacherin Mont d’or. La flore est simplement «assommée», mais le retour à une température de 32 degrés fera retrouver au lait ses qualités initiales."
Après l’ajout de ferments lactiques, on fait cailler le lait avec de la présure, puis vient le moment du décaillage, pas trop fin, car c’est un fromage à pâte molle. Même si elle est effectivement moins violente qu’une pasteurisation, la thermisation modifie les qualités naturelles du lait. Le fromager doit en tenir compte, comme le relève Vincent Tyrode: "On doit travailler le lait thermisé plus longtemps que le lait cru et puis également réaliser un affinage plus long, au minimum jusqu’à 21 jours, pour que cette flore naturelle reprenne le dessus."
A quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la forêt, le Vacherin Mont d’Or français est toujours produit au lait cru et massivement: 4500 tonnes par année dans l’Hexagone contre 550 tonnes en Suisse. A Métabief, chez les Sancey-Richard, le Vacherin Mont d’Or est une histoire de famille autant que de terroir. Et Patrick Sancey-Richard tient à conserver son mode de production: "Tant qu’on peut travailler avec du lait cru, et bien, on va le faire! Nos producteurs de lait sont avant tout des producteurs de fromage. Si l’on arrive à maintenir le lait cru, c’est grâce au travail et à la responsabilité de nos éleveurs. Ils travaillent dans l’hygiène et les contrôles sont faits au quotidien. Alors, si l’on peut se démarquer avec le lait cru, faisons-le!"
Malgré le lait cru, le fromager français doit également utiliser des ferments lactiques sélectionnés car le lait d’aujourd’hui a besoin d’un coup de pouce: "Du temps de mon père, on faisait du Mont d’or sans ferments lactiques, on travaillait seulement avec la flore naturelle du lait. Evidemment, l’éleveur n’avait peut-être pas toujours les mains très propres pour traire les vaches, il fallait bien que les bactéries viennent de quelque part (ndl : le lait est stérile jusqu’à la sortie de la mamelle), mais aujourd’hui, on veut des laits propres pour éviter les soucis, alors on livre du lait totalement «propre», même en bactéries lactiques".
En définitive, quelle est la différence entre un vacherin français au lait cru et un vacherin suisse thermisé? Pour Patrick Sancey-Richard: "Comme on travaille avec la flore naturelle du lait cru, le Mont d’or français peut être un peu irrégulier. Suivant les époques de l’année, on est parfois un peu moins typé, c’est un peu le paradoxe". De son côté, Vincent Tyrode se félicite de la thermisation du Vacherin Mont d’or suisse: "Aujourd’hui, on a un produit qui est reconnu et très régulier. Un vieux fromager me disait qu’il ne faut surtout pas changer quand ça va et c’est ce qu’on fait…"
Des deux côtés de la frontière, les contrôles sanitaires semblent aussi stricts, alors on en vient tout naturellement à se demander pourquoi, avec le sérieux et l’hygiène des fromagers actuels, on ne refait pas un peu de Vacherin Mont d’Or au lait cru en Suisse. C’est aujourd’hui impossible car la thermisation est inscrite dans le cahier des charges de l’Appellation d’Origine Contrôlée.
Pourquoi ne pas donner plutôt le choix au consommateur? "Le client peut très bien acheter du Vacherin Mont d’or français s’il désire du lait cru", rétorque Pascal Monneron. "Nous ne voulons pas changer, nous sommes complémentaires des Français. Il y a une culture différente entre les consommateurs français et suisses. La Suisse alémanique, notamment, a des goûts plus standards et elle représente un marché important et à développer encore … La thermisation rassure un peu nos clients suisses et c’est tant mieux."
Côté suisse, certains producteurs nous ont dit ne pas croire que tous les fromagers français qui produisent du Vacherin Mont d’Or travaillent vraiment avec le lait cru. Aujourd’hui, rien ne nous permet de confirmer ce soupçon, et s’il y avait vraiment un cas de fraude, il serait détecté en mesurant le taux de phosphatase, c’est un indicateur très sûr de l’état du lait: a-t-il été chauffé ou pas? Sur les échantillons que nous avons apportés à un laboratoire danois spécialisé, le taux de phosphatase d’un Mont d’Or français acheté en crèmerie est 7 fois plus élevé que celui d’un vacherin Mont d’Or suisse thermisé de grande distribution, donc pour le laboratoire, le vacherin français de notre échantillon est vraiment au lait cru, un lait cru qui a plusieurs avantages pour notre santé, pour les paysans et pour le goût des fromages.
Fromage au lait cru ou pas, on entre parfois presque dans une guerre des religions! Mais ce qu’on ne sait pas toujours, c’est que la thermisation ou la pasteurisation du lait n’est pas une garantie absolue contre les germes pathogènes, dans le temps de conservation! On ne sait peut-être pas forcément non plus que 65 à 70 % des fromages produits en Suisses sont des fromages au lait cru. Il existe deux familles: d’un côté, les fromages à pâtes dures, la grande majorité. Ils posent moins de problèmes que l’autre famille, celle des fromages à pâte molle. Pourquoi ? C’est la teneur en eau qui fait la différence, l’eau étant propice au développement des germes. Il faut dire que le lait cru est tout sauf une matière inerte…
Votre lait, vous l’aimez cru ou pasteurisé?
La fromagerie Bruand aux Halles de Rive à Genève. Quoi de mieux que cette caverne d’Ali Baba du fromage pour démarrer notre chasse au lait cru. Le détaillant Dominique Ryser assure que 90% de son commerce, "c’est du lait cru ou du lait tout juste tempéré".
Son credo: le plaisir du goût: "Dans un lait cru, vous avez de l’arôme. On a, comme dans le vin, un terroir qui ressort. Vous prenez un fromage au lait cru, vous verrez la différence s’il vient d’Espagne, de Gruyère ou de la Chine. S’il est pasteurisé, en revanche, vous ne le distinguerez plus. Dans ce cas-là, on doit le réensemencer pour qu’il parte en fleur ou en croûte. Certains même ajoutent des arômes pour corser le tout. C’est comme si vous achetez une voiture et que vous lui crevez les pneus pour les changer juste derrière."
Sur le plan de la santé, faut-il avoir peur des fromages au lait cru?
"Par le passé les inquiétudes étaient fondées, car de nombreuses maladies comme la tuberculose étaient transmises par le lait cru. Aujourd’hui, les contrôles sanitaires sont extrêmement stricts. D’un point de vue épidémiologique, on n’a pas plus de problème aujourd’hui avec les fromages au lait crus qu’avec les autres fromages et, surtout, on a plutôt moins de problèmes avec les fromages qu’avec d’autres produits prêts à consommer comme les fruits de mer dans les salades ou le saumon fumé vendus sous plastique", répond Dominique-Angèle Vuitton, professeur d’immunologie clinique à l’Université de Franche-Comté.
La scientifique relève néanmoins que les fromages à pâte dure, comme le Gruyère, posent moins de problèmes que ceux à pâte molle. Mais, d’après elle, le danger de maladie n’est pas plus élevé avec les pâtes molles au lait cru qu’avec celles au lait pasteurisé, qui peuvent subir également une recontamination secondaire. Il s’agit alors d’une contamination non présente au départ dans le lait, et qui peut provenir de l’environnement ou des êtres humains, pendant, mais aussi après la fabrication du fromage.
Parmi les fromages suisses au lait cru et à pâte molle, il y a la Tomme Fleurette produite à Rougemont dans le Canton de Vaud. Chaque matin à 7h, les quinze producteurs locaux amènent leur lait à la fromagerie. Si Michel Beroud, le maître fromager connaît parfaitement ses fournisseurs, il contrôle néanmoins soigneusement la qualité de ce lait tout juste sorti du pis de quelques bonnes vaches du Pays-d’Enhaut. "Les risques sont limités. On connaît bien nos producteurs et deux heures après la traite des vaches, le lait est déjà dans la cuve", confie Michel Beroud.
A Genève, les Laiteries Réunies, le deuxième producteur de fromage à pâte molle de Suisse, réalisent 40 recettes différentes de fromages, toutes pasteurisées, que vous retrouvez dans les linéaires de vos supermarchés."L’étape de pasteurisation est importante. Il s’agit de chauffer le lait à 75 degrés pendant 15 secondes, ce qui va permettre de tuer les germes pathogènes", explique Marc Daloz, responsable Marketing & Développement des Laiteries Réunies.
Le choix du lait pasteurisé pour tous les fromages produits par les Laiteries Réunies, a été fait dans les années 1930, après des crises alimentaires. Il s’agissait de garantir la sécurité alimentaire par la pasteurisation. Une tomme pasteurisée est un produit très régulier et stable, donc très adapté pour une fabrication de masse, destinée surtout à la grande distribution.
Du côté de la fromagerie de Rougemont, on n’a aucune envie de pasteuriser la flore locale du lait, mais on comprend que les industriels le fassent. "Il leur est difficile de bien connaître leur producteurs, il y a souvent un grand mélange de lait. Pour eux, c’est donc la seule solution", analyse Michel Beroud.
Avec les normes actuelles d’hygiène et la sévérité des contrôles, la chasse aux germes indésirables représente 50% du travail des fromagers d’aujourd’hui. Dans l’industrie comme dans l’artisanat, le nettoyage est par conséquent une règle d’or. "On se lave tout le temps, surtout les mains, car elles peuvent transporter des bactéries. C’est un produit qu’on mange, donc nous essayons de le protéger au maximum, pour pouvoir conserver le lait cru le plus longtemps possible", conclut Michel Beroud.
Le fromage, ce monde méconnu et surpeuplé
Pour vraiment comprendre le fromage, il faut se rendre à Aurillac, en Auvergne, la patrie du Cantal, du Saint-Nectaire et du Salers. A l’Unité de Recherches fromagères de l’INRA, on a fait depuis peu des découvertes surprenantes sur le lait cru.
"Un fromage, c’est un produit vivant et à l’intérieur de ce fromage, il existe des communautés microbiennes qui sont composées d’espèces différentes. Dans un seul lait cru, on a dénombré 40 espèces différentes qui ont toutes une fonction spécifique. Bref, il s’agit d’une communauté très organisée", analyse Marie-Christine Montel, directrice de l’Unité de Recherches fromagères de l’INRA.
Un fromage, c'est donc tout un monde qui change selon les régions et les fromages. Parmi ses habitants, il y a les fameuses bactéries lactiques, mais aussi diverses bactéries d’affinage, comme ces colonies oranges et jaunes. Il y aussi des levures et diverses moisissures qui créent pour nous le fromage...et le goût.
"Dans un fromage, on a pu identifier plus de 100 molécules odorantes différentes qui présentent un arôme ou un goût spécifique. Assemblées, elles donneront la subtilité du fromage. Que vous preniez un fromage ou un saucisson, vous avez à peu près les mêmes molécules, mais pas dans les mêmes proportions. C’est ce qui provoque les différences de goût", relève Marie-Christine Montel
Dans les caves d’affinage expérimentales de l’INRA se trouvent des meules artificiellement contaminées par des listerias pathogènes. En étudiant la réaction de la flore microbienne fromagère à l’arrivée d’une vilaine bactérie, les chercheurs ont fait une découverte surprenante: certains fromages au lait cru ont les moyens de se défendre tout seul contre les listerias. "Un fromage est un écosystème peuplé d’une communauté microbienne qui produit des molécules pour inhiber les pathogènes. Plus il y a d’individus différents dans la communauté, plus il y aura des molécules de défense différentes. Dans un lait cru, la listeria se retrouvera donc face à une véritable armée", résume Marie-Christine Montel.
Mais attention, si un fromage au lait cru semble plus difficile à recontaminer qu’un fromage pasteurisé, l’hygiène du lait cru de base doit tout de même être irréprochable. Il reste extrêmement dangereux d’introduire le loup dans la bergerie. "L’hygiène signifie éliminer les pathogènes, ce qui est nécessaire. Sauf que l’on confond souvent hygiène et élimination de toute flore. Eliminons les pathogènes, mais conservons la flore intéressante!", conclut Marie-Christine Montel.
Rencontre à la fromagerie de Marsens, en Gruyère, avec le journaliste zurichois Dominik Flammer qui rend visite au maître des lieux, Marc-Henri Horner, l’homme qui a relancé ici la production du Vacherin fribourgeois à l’ancienne, au lait cru.
Dominik Flammer est un véritable passionné des fromages suisses auxquels il vient de consacrer un livre. Pour lui, notre pays possède un patrimoine fromager trop méconnu qu’il convient de protéger jalousement. Un terroir où la place du lait cru est extrêmement importante. "Aujourd’hui 60 à 70% des fromages suisses sont encore produits à base de lait cru. Ce qui est surprenant si l’on compare avec la France où la proportion s’établit seulement à 10%", confie Dominik Flammer. En fait la France réserve une grande part de sa production à l’échelon industriel et surtout à l’exportation, mais à un niveau de prix beaucoup plus bas qu’en Suisse.
Pour Dominik Flammer, les fromages au lait cru aident au maintien de petites exploitations en Suisse, et sont aussi la garantie d’un lait de qualité et correctement payé au paysan. "En France, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les prix du lait sont inférieurs de 50% par rapport à la Suisse. Le seul moyen de survivre pour les fromages suisses est donc de conserver ce caractère spécial garanti par le lait cru".
Les vacherins de Marc-Henri Horner fleurent bon le terroir, mais produire au lait cru aujourd’hui, ce n’est pas simple du tout, parce que le lait est plus pauvre qu’avant en bactéries lactiques. En cause, les nouvelles installations chez le producteur qui se prêtent mal à la fermentation lactique.
"A l’époque, les médecins fribourgeois recommandaient de manger du vacherin au lait cru pour refaire la flore intestinale après un traitement aux antibiotiques", confie François Raemy de l’Interprofession du Vacherin Fribourgeois. Et il semble que les médecins fribourgeois de l’époque étaient déjà en phase avec les connaissances scientifiques actuelles sur les avantages du lait cru. Le Professeur Dominique-Angèle Vuitton remarque que manger des fromages, et particulièrement des fromages au lait cru, c’est effectivement très intéressant pour reconstituer la flore intestinale. E
Elle mentionne un second bienfait à la consommation de lait cru: la protection contre les allergies et certains troubles associés: comme l’asthme, le rhume des foins ou l’eczéma. "La consommation de lait cru par la mère pendant sa grossesse ou par le nourrisson particulièrement dans la première année de sa vie est tout à fait associée à cette protection. C’est un peu paradoxal: aujourd’hui, on insiste souvent sur les risques liés à la consommation de lait cru, mais pas sur les bénéfices, parce que ceux-ci sont moins visibles et qu’ils vont se développer tout au long de la vie".
Ces dernières années, plusieurs études ont mis en évidence l’importance d’une flore intestinale diversifiée et solide pour notre santé. Une raison de plus pour privilégier la diversité des fromages dans notre alimentation, et se faire plaisir.
Invité: Roger Darioli, médecin, vice-président de la Société Suisse de Nutrition
Grand spécialiste des questions alimentaires, Roger Darioli évoque la flore intestinale, un magma de bactéries qui peuplent nos intestins.
La semaine prochaine
Le vin chaud n'est pas, traditionnellement, préparé avec de grands vins. Mais pour autant, les épices ne doivent pas cacher une piquette! L'équipe d'A Bon Entendeur a prélevé incognito des échantillons de vins chauds dans différentes stations de montagne. La Télévision Numérique Terrestre suisse a débarqué en 2007. Aujourd’hui, sa cousine, la TNT française, gratuite, couvre elle aussi une partie de notre territoire. Alors du coup, question évidente: est-ce qu’il vaut encore la peine d’être abonné à un téléréseau?