Ray Charles à Zurich en 1961

Grand Format

TCB - Jan Persson

Introduction

À l'occasion de la parution du volume 41 de la collection Swiss Radio Days qui présente le grand orchestre de Ray Charles au Kongresshaus de Zurich en 1961, retour sur le parcours du "Genius". Par Yvan Ischer.

1961, année cruciale

L’année 1961 va être cruciale pour celui que l’on appellera bientôt un peu partout "The Genius". Ray Charles est avec sa formation en juillet au Festival d'Antibes et pendant quatre soirs, les caméras de Jean-Christophe Averty vont capturer l’essence musicale de ce chanteur en passe de devenir une superstar. Son "passeport" pour la France et pour la gloire sur le Vieux-Continent est pratiquement prêt. A tel point que trois mois plus tard, notre homme est de retour avec un big band pour une tournée européenne qui, par chance, s’arrêtera à Zurich le 18 octobre, avant deux concerts au Palais des congrès de Lyon le 19 et une série de représentations historiques au Palais des Sports de Paris.

Initialement prévu du 20 au 22, le séjour du grand orchestre de Ray Charles remporte un tel succès que le séjour va se prolonger jusqu’au 24 pour répondre à la demande du public. Tout cela dans une atmosphère particulièrement lourde à l’extérieur de la salle, puisque Paris est à feu et à sang en cette période de Guerre d’Algérie…

Le Palais des Sports est même le lieu de détention de milliers de manifestants jusqu’au matin même du premier concert. Mais "Brother Ray" bénéficie d’une telle cote d’amour naissante que les Algériens eux-mêmes enverront un message au promoteur du chanteur pour lui dire qu’il n’y aurait aucune explosion sur le trajet de son hôtel à la salle de concert, comme Ray le racontera plus tard dans son autobiographie, "Le Blues dans la peau". Et effectivement, contre toute attente et contrairement à pas mal d’artistes qui ont dû annuler toutes leurs représentations à cette période-là, le pianiste fut accueilli comme un roi!

Ray Charles. [TCB - Jan Persson]
Ray Charles. [TCB - Jan Persson]

L'artiste qui faisait parler l'humain

Il faut dire que Ray Charles, qui parlait à l’humain, appelait à la fraternité et que son message, sans démagogie outrancière, faisait la part belle à l’amour et au rapprochement des individus et des peuples. Et à cet égard, lui-même et ses musiciens, comme tous les artistes afro-américains débarquant en Europe à cette époque-là, furent stupéfaits de trouver des auditoires qui les adulaient, sans quelque défiance ou restriction raciale que ce soit.

De plus, la venue de Ray Charles avait été savamment orchestrée par le producteur Frank Ténot, alias "Celui qui aimait le Jazz" (le titre de son livre-testament), lequel n'avait pas hésité à aller jusqu'à Washington en novembre 1960 pour découvrir en chair et en notes ce pianiste-chanteur qui l'avait bouleversé sur disque et qu'il fit venir en Europe dans la foulée afin de le faire découvrir au public européen.

Et c’est donc largement grâce à l’autre grand Frank que les spectateurs du Kongresshaus de Zurich ont pu découvrir, le 18 octobre 1961, la formation extraordinaire du "Genius", qui serait membre à partir de 1962 de l’agence d’un certain Norman Granz…

"The Stairway to the Stars" était donc bellement tracé...

L'empreinte de Ray Charles

Ray Charles est ainsi effectivement à la croisée des chemins en cette année 1961 et son projet musical ne manque pas de panache. Il fait en tout cas le pari d'embarquer en Europe un véritable big band, la Rolls Royce des formations de jazz. Cet écrin lui semble idéal pour ce qu'il a en tête, à savoir la réunion dansante et "punchy" de ses doubles racines de jazzman et de bluesman, pour une musique qu'il va marquer de son empreinte en lui ajoutant de larges touches de "soul" et de "rhythm'n blues".

Ray Charles joue "Blues For Lovers" (1964). [AFP - Alsa Films]
Ray Charles joue "Blues For Lovers" (1964). [AFP - Alsa Films]

Ce faisant, il va contribuer à révolutionner cette "Great Black Music" qui lui tient tant à coeur. Son passage de la marque de disques Atlantic à ABC-Paramount n'est par ailleurs pas innocent et il entend à cette époque-là faire fusionner les publics et réaliser le tour de force de chanter à sa manière "noire" certaines chansons qui avaient été jusque-là identifiées comme appartenant à un répertoire de chansons "blanches", en abolissant les sinistres barrières ethnico-sociales qui pèsent tant aux artistes afro-américains à cette époque.

Et le résultat ne se fera pas attendre pour Ray Charles, avec des succès durables et réguliers en cascades sur des décennies...

Ray Charles et ses Raelettes

Pour certains des musiciens de l’orchestre, qui, au vu de la longueur du séjour parisien prévu et de la tournée qui devait en découler, étaient en Europe avec toute leur famille, la situation devint vite extrêmement délicate. Ce qui fut par exemple le cas pour l’altiste Phil Woods, lequel voyageait avec sa nouvelle famille, puisqu’il venait d'épouser la veuve de Charlie Parker et d'adopter les tout jeunes Kim et Baird, les enfants de Chan et du « Bird ». Et pour la petite histoire, Quincy mit un point d’honneur à rembourser chacun de ses musiciens jusqu’au dernier centime, terminant de régler ses dettes morales pratiquement vingt ans plus tard…

Par ailleurs, Ray Charles, en fin renard à l'oreille en pointe, s'est adjoint les services des délicieuses "Raelettes", quatre choristes splendides qu'il a littéralement tatouées de son propre prénom. Elle se connaissaient musicalement, pour la plupart d'entre elles, sous la bannière de leur précédent groupe vocal des "Cookies": Gwen Berry, Priscilla "Pat" Lyles, Ethel McCrea et l'expressive Margie Hendricks, qui donnera un fils à Ray appelé Charles Wayne…

Ainsi, quand il chante le délicieux "Margie", ancien grand succès de l'orchestre de Jimmy Lunceford, on sait pertinemment à qui il s'adresse…

>>Ray Charles et ses Raelettes chantent "Hit the Road Jack":

Quant à l'orchestre, lors de ce concert zurichois comme pour tous les autres, il démarre pied au plancher et swingue comme un seul homme dès le premier "opener". Avec, en guise de précision importante, une anecdote qui traduit parfaitement l’affection qu’avait le grand arrangeur Quincy Jones pour son pote Ray Charles, avec lequel il avait fondé un combo au milieu des années ’50 pour écumer les clubs de Seattle.

En conséquence de cette vieille complicité, Ray se voit offrir pour sa tournée de 1961 l'entier du répertoire de big band de Quincy, lequel a fait faillite l'année auparavant au beau milieu de sa propre tournée européenne. De fait, un promoteur indélicat (pour le moins…) s'était enfui avec la caisse au coeur de la tournée du spectacle "Free and Easy"! Pour certains des musiciens de l’orchestre, qui, au vu de la longueur du séjour parisien prévu et de la tournée qui devait en découler, étaient en Europe avec toute leur famille, la situation devint vite extrêmement délicate.

Ce qui fut par exemple le cas pour l’altiste Phil Woods, lequel voyageait avec sa nouvelle famille, puisqu’il venait d'épouser la veuve de Charlie Parker et d'adopter les tout jeunes Kim et Baird, les enfants de Chan et du "Bird".

Et pour la petite histoire, Quincy mit un point d’honneur à rembourser chacun de ses musiciens jusqu’au dernier centime, terminant de régler ses dettes morales pratiquement vingt ans plus tard…

Avec un répertoire remarquablement balancé et des tutti orchestraux brillamment dessinés, le Big Band de Ray Charles est, au moment de cette tournée, à son apogée pour délivrer le credo musical volontairement clinquant du chanteur: "Genius + Soul = Jazz"!

Genius + Soul = Jazz

Lors de ce concert à Zurich, la section rythmique est impeccable de bout en bout, y compris dans les passages les plus ardus des arrangements exigeants de Quincy Jones ou d'Ernie Wilkins, avec une mention particulière au batteur Bruno Carr. Cousin de Connie Kay, épaulé au début de sa carrière par le grand Big Sid Catlett, partenaire de Sarah Vaughan, Betty Carter, Wynton Kelly ou encore Lou Donaldson, on a trop oublié ce batteur à la pulsation impeccable et d'un swing pénétrant dans la moindre de ses interventions, aussi à l'aise dans les séquences purement "big band" que dans celles à l'esprit plus "rhythm'n blues".

Et pour en revenir à l'instrumentation proprement dite, "Brother Ray" sait pertinemment que pour que la pâte orchestrale prenne, il s'agit de trouver un juste équilibre entre les tutti qui mettent idéalement ses parties chantées en valeur, avec l'appui charnel du choeur de ses "Raelettes" et une place conséquente laissée aux grands solistes dont son orchestre regorge.

Les solistes de Ray Charles

Ceux-ci vont ainsi s'en donner à coeur joie dans des titres qui leur sont largement dévolus et qui leur permettent de démontrer une maturité technique, une fougue et un lyrisme impressionnants à ce moment de leur jeune carrière. Et cette liberté offerte à ses meilleurs compagnons de route de briller tour à tour permet à l'orchestre d'être spirituellement soudé autour d'une même cause; ceci d'autant qu'on trouve au coeur des sections des vieux briscards qui ont participé à la grande histoire du Jazz, les Henderson Chambers, Dickie Wells ou autres Rudy Powell.

Ray Charles et son orchestre. [AFP - Collection Roger-Viollet]
Ray Charles et son orchestre. [AFP - Collection Roger-Viollet]

Ainsi, au fil des interprétations, on découvre les jeunes solistes simplement irrésistibles que sont Marcus Belgrave ("Happy Faces", "I Remember Clifford", "Ray Minor Ray"), David Newman ("Happy Faces", "Birth of a Band", "My Bonnie", "Ray Minor Ray"), Hank Crawford ("Blue Stone", "Misty"), Don Wilkerson ("Blue Stone", "Birth of a Band", "Ray Minor Ray", "Come Rain or Come Shine" - dans lequel il obtient même une rare exhortation de Ray lui-même) ou encore Leroy Cooper ("Ghana").

Brother Ray

Quant à Mister Ray… il est égal à lui-même. Susurrant ou churchy, tendre ou punchy, il prend un plaisir audible et démonstratif dans ce tout premier concert d'une tournée qui s'annonce décisive pour lui et sa carrière. On ne peut omettre de mentionner que la prise de son ne rend ici pas complètement justice à son jeu de piano, parfois étrangement en retrait dans le mixage d'époque…

Cela dit, cet enregistrement parfaitement inédit a globalement une vivacité et une énergie communicatives et comble de surcroît un "manque" dans les témoignages phonographiques du parcours européen d'automne 1961 de "Brother Ray". Lequel, dès le lendemain, s'embarquait donc pour la France pour y délivrer ce message de fraternité qui allait tellement trancher avec les événements de la Guerre d'Algérie et la terrible nuit du 17 au 18 octobre à Paris, nuit durant laquelle la répression meurtrière, par la police française, d'une manifestation d'Algériens organisée à Paris par la Fédération de France du FLN avait fait plusieurs centaines de blessés et un nombre de morts qui reste indéterminé.

On n'ira pas jusqu'à dire que le "Genius" était attendu comme le Messie. Quoique...

Pochette de l'album "Ray Charles Zurich 1961 - Swiss Radio Days Vol. 41". [TCB - Jan Persson]
Pochette de l'album "Ray Charles Zurich 1961 - Swiss Radio Days Vol. 41". [TCB - Jan Persson]

La formidable ovation qui le salue ressemble à une grande respiration qu’on lâche parce qu’on l’a trop longtemps retenue (…). Au piano, plus souriant que jamais, Ray dirige du buste en des oscillations qui gouvernent toute la formation avec une précision incroyable. La communion-tension augmente avec l’arrivée des quatre Raelettes, charmeuses et souriantes. Elles sont vêtues de satin vert voilé de dentelle noire un soir, de shantung à fleurs bleues le suivant. Vibrant aux "sombres inflexions de cette voix qui caresse, qui déchire, qui blesse et panse en même temps, la voix de cet être qui apparaît fragile, désarmé et toujours tragique (1)", la salle de velours rouge du boulevard des Capucines (l’Olympia, réd.) se transforme ainsi en une congrégation baptiste du dimanche (...).

Raymond Mouly, journaliste pour Jazz Magazine

La collection "Swiss Radio Days"

Lancée en 1994, la collection « Swiss Radio Days » fête avec le concert zurichois du grand orchestre de Ray Charles le volume 41 d’une série d’archives uniques au monde !

Entamée avec un premier volume qui mettait en vedette le Big Band de Quincy Jones capturé à Lausanne en 1960, dans le cadre d’une production réalisée avec l’accord de Quincy lui-même, cette collection permet aux auditeurs et aux fans de redécouvrir des concerts historiques jamais édités en disque jusqu’ici et auxquels ils avaient parfois assisté. Mieux que ça : certains de ces concerts ont fait office de véritable détonateur pour de tout jeunes musiciens suisses qui avaient assisté aux concerts originaux et qui ont vu leur vie basculer en une soirée en direction de la musique à laquelle ils rêvaient de s’adonner.

Ces concerts leur ont également souvent permis de rencontrer en chair et en os des musiciens qu’ils révéraient mais qu’ils ne connaissaient que par le disque et dont ils ne connaissaient souvent ni l’apparence ni même la couleur de peau !

Crédits

Un sujet proposé par Yvan Ischer pour l'émission "JazzZ"

Réalisation web: Lara Donnet et Miruna Coca-Cozma

>> Extrait de l'émission "JazzZ" sur Espace 2 consacrée à cet enregistrement :

Pochette noir et blanc de l'album "Ray Charles Zurich 1961 - Swiss Radio Days Vol. 41". [TCB - Jan Persson]TCB - Jan Persson
JazzZ - Publié le 5 novembre 2016

>> Un autre extrait de "JazzZ" sur Espace 2 qui évoque cet enregistrement :

Ray Charles, musicien américain, en concert à l'Olympia. Paris, 1964. [AFP - Roger-Viollet]AFP - Roger-Viollet
RTSCulture - Publié le 22 septembre 2016

>> L'émission "Versus-écouter" sur Espace 2 consacrée au volume 41 des Swiss Radio Days :

Ray Charles en 1968 [wikipedia - Erich Koch]wikipedia - Erich Koch
Versus-écouter - Publié le 28 septembre 2016