Il y a vingt ans... Barbara (1/2)

Grand Format

RTS

Introduction

Le 24 novembre 1997 la chanteuse de minuit disparaissait. Retour sur sa carrière à travers ses lieux, ses souvenirs, ses chansons. Première partie.

La toponymie barbaresque

Mélancolique, ironique, pointue, grave, colérique, mutine, nostalgique, rieuse, sombre, menaçante, espiègle, elle a chanté sur tous les tons, avec sa voix claire et vibrante comme seul trésor. Pour la préserver, elle a fait appel à toutes sortes de remèdes, parfois douteux, dont certains l'ont détruite.

Chacune de ses chansons s'inscrit dans un lieu précis.

>> A voir les villes de Barbara :

Barbara, ses lieux
RTSculture - Publié le 19 novembre 2017

Il y a aussi Nantes, Saint-Marcellin, Massy, toutes ces villes où elle a vécu, où elle s'est cachée (22 déménagements pendant la guerre), lui dédieront une place, un square ou une rue.

Tarbes, la ville interdite

Marie Chaix a été la secrétaire de Barbara de 1966 à 1970. Dans la belle biographie qu'elle lui a consacrée - la première - elle dit que Barbara avait des réactions étonnantes, parfois excessives, lorsqu'en tournée leur camion traversait certaines villes ou villages.

Tarbes, par exemple, déclenchait chez elle de la fureur. Tarbes, où Barbara, à dix ans et demi, ne sera plus jamais une enfant. Lieu du premier inceste, elle refusera toujours de s'y produire en concert.

C'est littéralement, le lieu de la barbarie...

Les Batignolles, l'enfance

Allée Barbara dans le square des Batignolles
Allée Barbara dans le square des Batignolles

Monique Serf est née le 9 juin 1930, aux Batignolles, 6, rue Brochant. Petite fille juive et pauvre, elle y a passé son enfance, déjà certaine qu'elle serait plus tard "une pianiste-chantante".

Elle a tellement cru à sa vocation, à son rêve d'enfant, qu'elle a tout surmonté: l'exode, la fuite de villes en villes pendant la guerre, une bombe tombée à côté du wagon dans lequel elle se trouvait, l'assassinat d'un jeune maquisard devant ses yeux. Et une tumeur à la main à l'adolescence qui nécessitera sept opérations, et l'obligera à renoncer au piano virtuose.

Plus tard, dans "Perlimpinpin", chant vigoureux contre les armes, Barbara nous exhortera à retrouver le goût de cette poudre magique dans le square des Batignolles, théâtre de son enfance d'avant-guerre.

Cette chanson, devenue un hymne à l'innocence meurtrie, sera chantée devant le président de la République, François Hollande, par Nathalie Dessay en hommage aux victimes des attentats de 2015, à Paris et Saint-Denis.

Les enfants se taisent parce qu'on refuse de les croire. Parce qu'on les soupçonne d'affabuler. Parce qu'ils ont honte et qu'ils se sentent coupables. Parce qu'ils ont peur. Parce qu'ils croient qu'ils sont les seuls au monde avec leur terrible secret.

Barbara dans "Il était un piano noir..."

Bruxelles, l'apprentissage et la galère

>> Archive de la Radio Suisse Romande (1959). Barbara est encore une inconnue :

Barbara sur la scène de Bobino, à Paris, en 1967. [Lipnitzki / Roger-Viollet]Lipnitzki / Roger-Viollet
Six heures - Neuf heures, le samedi - Publié le 9 septembre 2017

Bruxelles, c'est les privations. Un jour, comme elle le raconte, elle ira dans la rue pour se prostituer. Un homme la suit et lui dit son nom, Aldoubaram. Elle hurle: J'ai faim! Il l'invite à manger des moules et des frites, des frites et des moules jusqu'à l'épuisement.

Devant cette femme encore ronde aux cheveux longs, qui lui dit sa foi dans le chant et sa certitude de réussir, il oublie ce pour quoi il l'avait suivie. En partant, il lui donne de l'argent pour qu'elle règle l'hôtel et fasse réparer ses lunettes. Barbara était myope.

Un soir, bien plus tard, je recevais une brassée de fleurs à l'Olympia et ces mots: Vous aviez raison. Stop. Bravo. Stop. Signé Aldoubaram.

Barbara dans "Il était une fois un piano noir..."

C'est à Bruxelles qu'elle développe son talent d'interprète, qu'elle rencontre Jacques Brel et la musicienne géorgienne Ethery Rouchadze qui devient son accompagnatrice et lui apprend à mieux jouer au piano. C'est en Belgique encore qu'elle épouse en 1953 Claude Sluys, son premier et unique mari, dont elle divorcera sept ans plus tard.

Mais entretemps, cet époux qui la sauve de la clandestinité lui aura permis de graver son premier 78 tours et l'aura fait revenir dès la fin 55, à l'Ecluse, à Paris, où Barbara connaîtra enfin le succès.

Barbara en 1977. [Roger Viollet / AFP - P.Ullman]Roger Viollet / AFP - P.Ullman
Barbara, en noir et blanc - Publié le 15 juillet 2012
Monique Serf avant sa métamorphose en Barbara, encore ronde et les cheveux longs, à Bruxelles dans les années 50 [Philharmonie de Paris - Jean Soulat]
Monique Serf avant sa métamorphose en Barbara, encore ronde et les cheveux longs, à Bruxelles dans les années 50 [Philharmonie de Paris - Jean Soulat]

Comme de nombreuses chanteuses du début du XXe siècle - Damia, Yvette Guilbert ou Marie Dubois - Barbara a commencé sa carrière par des tours de chants à Bruxelles, où elle rejoint un vague cousin, chef d'orchestre de balalaïkas. Barbara a des origines moldaves du côté maternel, et sa grand-mère, qu'elle adorait, parlait le russe.

On est en 1949, Barbara a 19 ans, et les encouragements de ses deux maîtres de chant, Madame Dusséqué et maître Paulet, professeur au Conservatoire. Les deux espéraient la voir embrasser une carrière lyrique. Mais la jeune fille rêve de music-hall.

A Bruxelles, elle se produit dans des caves littéraires, des ateliers d'artistes, des cafés d'étudiants, des cabarets-bordels. Dans un premier temps, elle ne chante que les autres, ses aînés ou ses contemporains.

Rue de Vitruve, la paix enfin

A Vitruve, je deviens vite chef de famille. Je souhaite instamment que ma mère cesse de travailler, car je la sais très fatiguée. Je prends un piano noir en location-vente, ce qui revient à dire qu'au bout d'un certain temps, il m'appartiendra. Un piano à moi! (...) Il me suivra d'appartement en appartement; il est toujours là, aujourd'hui, à Précy.

Barbara dans "Il était un piano noir..."
Rue de Vitruve, où a vécu Barbara après son retour de Belgique. [Wikimedia Commons - Mbzt]
Rue de Vitruve, où a vécu Barbara après son retour de Belgique. [Wikimedia Commons - Mbzt]

En 1962, Barbara se défend d'être auteur-compositeur. Elle n'a écrit que trois chansons, et prétend ne pas savoir si elle pourra en écrire d'autres..

Mais ce qu'elle ne sait pas encore c'est que ses chansons seront écrites dans la chair de sa vie, et que certaines d'entre elles lui viendront dans son sommeil.

Cette fin des années 50 est prospère pour Barbara. En 1958, à l'Ecluse, elle grave son premier 45 tours, alors que l'année suivante, elle passe dans l'émission de celle qui deviendra son amie, Denise Glaser, dans "Discorama".

C'est en 1959 aussi qu'elle signe son premier 33 tours "Barbara à l'Ecluse".

Barbara quand elle habitait encore rue de Vitruve, vers 1958 [Philarmonique de Paris - Collection Georges Dudognon]
Barbara quand elle habitait encore rue de Vitruve, vers 1958 [Philarmonique de Paris - Collection Georges Dudognon]

Et puis, un soir, je tombe amoureuse, folle éperdue, complètement "décagniassée", le coeur et la tête à l'envers, amoureuse enfin.

Barbara dans "Il était un piano noir..."

Rémusat, ses débuts d'auteure

Celui dont elle tombe amoureuse c'est Hubert Ballay, diplomate en poste à Abidjan. Par amour, Barbara le rejoint en Afrique mais s'ennuie vite, même si elle trouve du travail dans un cabaret de strip-tease, Le Refuge, où le patron la vénère. Hubert voudrait qu'elle quitte la chanson pour lui. Elle ne peut pas.

Son amant lui offre alors un appartement à Paris, rue de Rémusat, pour abriter leur amour quand il vient en France. "Comme une danseuse", écrit-elle en riant.

En octobre 1961, elle emménage au 14 rue Rémusat, où vécut également Arletty. L'appartement est récent, les fenêtres recouvertes de tentures. Barbara n'a jamais supporté le soleil.

La passion entre le diplomate et la chanteuse durera le temps que durent leurs allers et retours entre Paris et Abidjan. Mais de cet amour naîtra une chanson: "Dis quand reviendras-tu?"Barbara, encore peu sûre d'elle, l'offre à Cora Vaucaire qui perçoit la modernité de ce texte qui parle d'amour sans mièvrerie, ni drame, avec la maturité amoureuse d'une femme libre.

C'est à Rémusat que seront écrites "A mourir pour mourir", "Le mal de vivre", "Attendez que ma joie revienne" et que sera terminée "Nantes".

A partir du début de 1962, Barbara loue pour sa mère un studio dans le même immeuble. Elle y restera jusqu'à sa mort, le 6 novembre 1967. En 1971, elle compose "Rémusat" qui lui rappelle le souvenir vivace de sa mère:

Vous ne m'avez pas quittée
Le jour où vous êtes partie.
Vous êtes à mes côtés
Depuis que vous êtes partie.

Plus tard, en 1973, elle reviendra sur cette date du 6 novembre dans "Chanson pour une absente", où elle vocalise parce qu'elle n'a pas les mots. Le film de Mathieu Amalric, qui montre une Barbara chamanique, en esprit avec les esprits, commence par cette élégie.

A Rémusat, je ressens le désir d'écrire; le besoin d'écrire. Jusqu'à présent, je n'ai écrit que deux chansons, mais je sens en moi les mots qui bougent et cognent. Ils veulent sortir, les mots; ils s'agitent, s'entremêlent, se conjuguent pour dire ce que je n'arrive pas encore à expliquer. Ils vont filtrer, sourdre, jaillir de mes veines.

Barbara dans "Il était un piano noir..."

Nantes, le rendez-vous manqué

Si Tarbes est la ville de sa première blessure, Nantes sera celle du rendez-vous manqué. Les retrouvailles avec le père incestueux ne se passe pas tout à fait comme dans la chanson.

Le 21 décembre 1959, elle reçoit un coup de téléphone de l'hôpital Saint-Jacques, lui disant que son père a eu un accident et qu'il la réclame, lui qui a abandonné sa famille et qu'elle n'a jamais revu en dix ans.

Elle apprend quelques minutes plus tard, qu'il n'a pas survécu. Et c'est à la morgue qu'auront lieu ces "retrouvailles".

Je m'en veux d'être arrivée trop tard. J'oublie tout le mal qu'il m'a fait, et mon plus grand désespoir sera de ne pas avoir pu dire à ce père que j'ai tant détesté: "Je te pardonne, tu peux dormir tranquille. Je m'en suis sortie, puisque je chante"!

In "Il était un piano noir..."

>> A écouter l'"Aigle noir" de Barbara :

wikimedia [Nationaal Archief, Den Haag, Rijksfotoarchief]Nationaal Archief, Den Haag, Rijksfotoarchief
A vous la chanson - Publié le 28 janvier 1994

Cette chanson, pendant des années, personne n'en comprendra toute la portée. Ce n'est qu'à sa mort que l'on saura ce qui s'est passé dans son enfance, dans cet avant qu'elle a toujours refusé de commenter de son vivant.

Voilà, tu la connais l´histoire
Il était revenu un soir
Et ce fut son dernier voyage
Et ce fut son dernier rivage
Il voulait avant de mourir
Se réchauffer à mon sourire
Mais il mourut à la nuit même
Sans un adieu, sans un "je t´aime"

Après cette confession, les exégètes liront "L'Aigle noir" comme un aveu masqué de ce viol à répétition. D'autant que dans une autre chanson, "Au coeur de la nuit", l'image de l'oiseau noir est déjà présente, comme un prélude à ce qui deviendra, comble de l'ironie, le tube de Barbara.

J'ai le souvenir d'une nuit,
Une nuit de mon enfance
Toute pareille à celle-ci,
Une longue nuit de silence. (...)

Il y eut, je me le rappelle,
Surgissant de l'allée obscure,
Il y eut un bruissement d'ailes
Là, tout contre ma figure.

Seules mes chansons parlent de moi, parlent pour moi.

Barbara, en entretien avec Jérôme Garcin

Texte: Marie-Claude Martin/Réalisation web: Miruna Coca-Cozma

Un grand format réalisé avec la collaboration de l'équipe des Archives de la RTS.