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Cyrano, la bataille des longs tarins

Lola Riccaboni, Gilles Privat et Julien George dans "Cyrano de Bergerac" d'Edmond Rostand, mise en scène de Jean Liermier.
Mario Del Curto
Théâtre de Carouge [Théâtre de Carouge - Mario Del Curto]
Théâtre: "Cyrano de Bergerac" d'Edmond Rostand, mise en scène de Jean Liermier / Culture au point / 8 min. / le 3 novembre 2017
C’est un hasard, un choc des nez, un festival du pif. A Genève, trois Cyrano de Bergerac ferraillent en même temps sur les scènes de théâtre !

A Carouge, Gilles Privat porte le grand tarbouif sous la conduite du metteur en scène Jean Liermier. Dans la Tour vagabonde - un théâtre en bois – installée sur la Plaine de Plainpalais, le super héros du théâtre français est joué chaque soir par la Compagnie des Exilés. Sur ces mêmes tréteaux, dans l’après-midi, c’est un Cyranino, proposé par la Compagnie Tourbillon, qui s’adresse aux enfants dès 4 ans. Comment s’y retrouver avec toutes ces narines?

>> "Cyrano, la bataille des nez" dans "Vertigo" :

L'affiche de "Cyrano de Bergerac". [les-exiles.ch/]les-exiles.ch/
Théâtre: Cyrano, la bataille des nez / Vertigo / 6 min. / le 2 novembre 2017

Une chose est claire: il ne faut pas y aller au pif. Et la meilleure méthode, c’est l’analyse comparative, l’étude de terrain, voire la spéléologie nasale. Pour ne pas se trouver nez à nez avec une version inadéquate de ce tube absolu du théâtre français et ainsi éviter que la moutarde ne vous monte…

Test comparatif 1: la durée

Cyrano l’a très longue. Il faut trois heures entracte compris pour clamer l’intégralité des vers en alexandrin de la pièce d’Edmond Rostand. Les versions de Carouge et Plainpalais se tiennent à quelques minutes près. Si vous voulez couper au plus court, optez pour le Cyranino des enfants: il tient sur 45 minutes et prend bien sûr ses aises avec l’histoire originale. Reste ici l’essentiel: on a beau être laid, il ne faut ni en avoir honte, ni craindre d’aimer.

"Cyranino", par la Cie Tourbillon. [Compagnie Tourbillon]
"Cyranino", par la Cie Tourbillon. [Compagnie Tourbillon]

Test comparatif 2: le cadre

La Tour vagabonde est un endroit fabuleux. Tout en bois, ronde, avec des coursives sur deux étages et un plancher qui craque. On se sent le ventre d’un galion. Et comme l'histoire de Cyrano se passe au temps des mousquetaires, on s'y croit. Un souci: les murs de la Tour sont en toile et à l’extérieur, ce n’est pas la mitraille du siège d’Arras qui tonne, ni les grillons de la Gascogne qui stridulent, mais la circulation routière qui gronde, notamment les ambulances. Au Théâtre de Carouge, c’est plus feutré, moins dépaysant car intra-muros, mais le scénographe Rudy Sabounghi a habilement créé un théâtre dans le théâtre, lui aussi en bois.

Test comparatif 3: la mise en scène

A La Tour vagabonde, on aime le classique: Cyrano se joue en costume façon film de cape et d’épée. Scaramouche et d’Artagnan ne sont pas loin. A Carouge, le metteur en scène Jean Liermier transpose son Cyrano au temps de la guerre 14-18. Pas bête: les lettres envoyées par l'amoureux à sa belle depuis le siège d’Arras peuvent rappeler les courriers des poilus à leur fiancée restée loin du front. Et puis cette pièce, on l’oublie souvent, a été créée par Edmond Rostand en 1897. Donc à l’époque de Tchekhov et de Feydeau, quelques années avant la grande boucherie de la Première Guerre Mondiale. Pas au temps de Molière et de Corneille…

"Cyrano de Bergerac" dans la version de la Compagnie Les Exilés. [les-exiles.ch]
"Cyrano de Bergerac" dans la version de la Compagnie Les Exilés. [les-exiles.ch]

Test comparatif 4: le nez

A Carouge, celui du comédien Gilles Privat est hé-naur-me. Le genre gros radis qui pendouille. Physiquement, le personnage rappelle certaines caricatures du Général De Gaulle par feu Cabu dans Charlie Hebdo. Cet homme souffre, se fâche et on comprend pourquoi. A l’inverse, le nez arboré par Steve Riccard à la Tour Vagabonde est étonnement raisonnable, pointu, à peine plus grand que…votre nez. Faut-il se fâcher pour un si modeste appendice? Chez Cyranino, la version pour enfant, le blase tient de la carotte plantée dans un bonhomme de neige.

Gilles Privat et Lola Riccaboni dans "Cyrano de Bergerac" mis en scène par Jean Liermier. [Théâtre de Carouge - Mario Del Curto]
Gilles Privat et Lola Riccaboni dans "Cyrano de Bergerac" mis en scène par Jean Liermier. [Théâtre de Carouge - Mario Del Curto]

Test comparatif 5: la tirade

Ah, la fameuse tirade des nez que tout un chacun apprend ou devrait apprendre à l’école: "Ah! non! C’est un peu court, jeune homme! On pouvait dire… Oh! Dieu!... bien des choses en somme… En variant le ton, par exemple. Tenez: Agressif: "Moi, Monsieur, si j’avais un tel nez, il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse." Gilles Privat prend son temps, module et ménage ses effets comme un renard roué. Steve Riccard est plus ironique et pressé. Les phrases fusent et s’emboîtent comme les perles sur un collier.

Test comparatif 6: le prix

A Carouge, de 15 à 40 francs. A Plainpalais, de 19 à 49 francs. C’est plus cher, mais Plainpalais a dû construire son théâtre façon 17ème alors que Carouge inscrit ce spectacle dans sa saison et dans ses murs. Quant au Cyranino des enfants, comptez entre 10 et 15 francs, selon votre âge.

Thierry Sartoretti/mh

"Cyrano de Bergerac" à voir à Genève dans trois versions différentes par trois compagnies différentes. A Plainpalais dans la Tour vagabonde, du 2 au 19 novembre. Au Théâtre de Carouge, jusqu’au 1 décembre puis, en tournée à Fribourg les 5 et 6 décembre et à Vevey le 9 décembre. Puis enfin du 26 avril au 6 mai 2018 au TKM de Renens.

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Un héros de fiction bien réel

Pas facile de démêler le vrai du faux chez Edmond Rostand, l’auteur de "Cyrano de Bergerac", pièce aux centaines de vers qui éclatent comme un feu d’artifice de piques et d’anecdotes. C’est que Hercule Savinien Cyrano de Bergerac a bel et bien existé. Il n’était pas contemporain de Rostand, lequel crée ce spectacle en 1897, mais une figure littéraire et libertine du 17ème. Né en 1619, plus parisien que gascon (quoiqu'il y passa une partie de son enfance à la campagne) et mort en 1655 des suites de la chute d’une poutre sur son auguste caboche (attentat ou accident, l’affaire reste non résolue).

Cyrano le vrai avait bel et bien un nez affirmé, mais certainement pas monstrueux: on peut en juger aux gravures de son époque. Fêtard, fier, bagarreur, il s’est distingué pour sa propension à provoquer ses semblables par ses écrits et ses duels. Militaire, il fut blessé au siège d’Arras en 1640. Lettré, il a composé de nombreux textes dont en 1654 une tragédie, "La mort d'Agrippine", jugée blasphématoire, et une comédie, "Le Pédant joué", qui inspirera Molière pour ses "Fourberies de Scapin".

Cyrano le vrai avait en effet une cousine – Madeleine Robineau, bientôt veuve restée proche de lui - et au siège d’Arras on note aussi la présence parmi les tués d’un jeune noble nommé Baron de Neuvilette. Les liens amoureux entre les uns et les autres sont une invention d’Edmond Rostand. La scène de la pièce où Cyrano fait semblant de tomber de la lune pour voler quelques minutes au sinistre Guiche est un hommage à un livre d’utopie du vrai Cyrano, ouvrage qui fut un grand succès en 1657: "L’histoire comique des états et empires de la Lune".

Cyrano seul et chaste amoureux de sa cousine? En réalité, le gaillard fut un grand noceur et les historiens s’interrogent encore sur ce "mal secret" qui l’affecta en 1645: blessure de guerre ou maladie vénérienne? Les études les plus récentes de ses correspondances révèlent que l’ombrageux Cyrano aimait et était aimé en retour. Notamment par des hommes. Mais Cyrano vit désormais à l’ombre de sa théâtrale légende.