Apparue il y a plus d'un siècle dans la langue anglaise, l'expression "bullshit" - littéralement "merde de taureau" - "peut se définir comme une sorte d'indifférence à l'égard de la vérité, qui est distincte du mensonge", explique Sebastian Dieguez, auteur de "Total Bullshit! Au coeur de la post-vérité", interrogé vendredi matin sur la RTS.
Dans la publicité, dans le sport, dans la gastronomie: il y a du 'bullshit' partout!
C'est le philosophe Harry Frankfurt, dans un essai devenu culte intitulé "On Bullshit" publié en 1986, qui a conceptualisé cette expression, lui donnant une légitimité académique. "C'est devenu un terme technique qu'on utilise en linguistique et en philosophie, dans des articles tout à fait sérieux", relève le chercheur en neurosciences à l'Université de Fribourg.
"Bullshit" et politique
Pour Sebastian Dieguez, le "bullshit" est à l'origine du concept de post-vérité, popularisé ces dernières années, notamment depuis l'accession au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis. Bien que cela ait toujours existé, c'est selon lui "les moyens technologiques de diffusion de l'information" qui lui donne aujourd'hui une ampleur particulière.
Les sujets politiques sont les plus touchés par le phénomène, car selon le chercheur le "bullshit" est pour ainsi dire "consubstantiel du discours politique". Néanmoins, ajoute Sebastian Dieguez, aucun domaine n'est épargné: "dans la publicité, dans le sport, dans la gastronomie, il y a du 'bullshit' partout!"
C'est précisément le rôle de la satire de démonter le "bullshit"
Et qu'en est-il du rapport à la vérité? "Le menteur doit faire attention à la vérité, parce qu'il doit la dissimuler, alors que le 'bullshiteur' n'a aucun égard pour la vérité. Il s'en fiche: ce qu'il dit peut très bien être vrai, mais c'est bidon", ajoute celui qui signe également des chroniques dans le journal satirique Vigousse.
Une arme contre les "fake news"
D'ailleurs, selon lui, "c'est précisément le rôle de la satire de démonter le 'bullshit'". En se moquant du "bullshiteur", en raisonnant par l'absurde, la satire combat le "bullshit" de manière "plus efficace que la simple exposition des faits ou la preuve par A+B qu'une personne 'bullshite'", estime Sebastian Dieguez.
Et le chercheur de voir dans l'étude de la diffusion et de la réception des informations une arme contre les "fake news". "Il faut probablement un arsenal théorique et expérimental assez solide avant de pouvoir se frotter à ce problème", juge-t-il. A ce titre, les réseaux sociaux sont selon lui "des mines de données à exploiter à des fins vertueuses".
Propos recueillis par Yann Amedro
Adaptation web: Didier Kottelat
Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences à l'Université de Fribourg, chroniquer dans Le Temps et Vigousse, auteur de "Total Bullshit! Au coeur de la post-vérité" (PUF).
Bullshit = foutaises, conneries. De quoi parle-t-on? "C'est devenu un terme technique qu'on utilise en linguistique et en philosophie, dans des articles tout à fait sérieux. Ca peut se définir comme une sorte d'indifférence à l'égard de la vérité, qui est distincte du mensonge."
Origine philosophique du terme: Harry Frankfurt écrit "On Bullshit" en 1986, "un essai probablement un peu potache et qui est devenu culte".
"Fondamentalement, il essaie de se demander quel est le rapport à la vérité du bullshiteur. Le menteur doit faire attention à la vérité, parce qu'il doit la dissimuler, alors que le bullshiteur n'a aucun égard pour la vérité. Il s'en fiche: ce qu'il dit peut très bien être vrai, mais c'est bidon."
Harry Frankfurt, un philosophe visionnaire qui a vu notre époque 30 ans avant? "On pourrait dire que toute l'histoire de la philosophie est axée sur la lutte contre le bullshit et l'ensorcellement du langage et de la communication humaine. Dans ce sens-là, on ne peut pas dire que ce soit un pionnier. Mais sur le concept précis du bullshit, il y a eu beaucoup de suiveurs qui ont développé cette théorie."
Le bullshit, actuel ou depuis toujours? "On parle beaucoup de post-vérité pour l'époque actuelle. Ce que j'essaie de faire, c'est d'isoler le concept de bullshit comme étant à l'origine de la post-vérité, mais qu'il l'a toujours été en quelque sorte. Maintenant, les moyens technologiques de diffusion de l'information - réseaux sociaux mais aussi phénomènes politiques plus vastes - font que cela prend une ampleur, une qualité particulière."
"La satire s'articule très bien avec le bullshit. C'est précisément le rôle de la satire de démonter le bullshit, d'une manière à mon avis plus efficace que la simple exposition des faits ou la preuve par A+B qu'une personne bullshite. Parfois, il suffit de se moquer d'elle ou simplement d'envisager ce qui se passerait si cette personne avait raison. C'est comme ça que fonctionne la satire, par l'absurde."
"Le bullshit est pour ainsi dire consubstantiel du discours politique. C'est la nature même des élections des campagnes, de l'interview politique qui force ça. Mais on le trouve absolument partout: dans la publicité, dans le sport, dans la gastronomie. Il y a du bullshit partout."
Le bullshiteur sait-il qu'il ment ou est-il convaincu de dire la vérité? "Chez Frankfurt, ce pionnier du bullshit, le bullshit est intentionnel: on fait exprès de bullshiter pour se tirer d'une mauvaise situation, on enfume son auditoire pour s'en sortir. Je pense qu'il y a des limites à cette approche. Probablement, après un certain niveau de bullshit, on ne s'en aperçoit plus."
"Il semble que notre esprit, notre cerveau soit prédisposé à accepter des assertions comme des assertions sincères. Quand onnous parle, c'est généralement dans un but précis, et donc on est charitable vis à vis de ce qu'on nous dit. Cela facilite l'acceptation de bullshit, d'enfumage et de foutaises, qu'on tend à rendre vrai nous-mêmes. Le récepteur est toujours un peu coupable du bullshit qu'on luit fait avaler."
Les bullshit studies, une arme contre les fake news? "Il faut probablement un arsenal théorique et expérimental assez solide avant de pouvoir se frotter à ce problème. C'est ce que font pas ma de monde en ce moment. Etudier comment se diffuse l'information, comment on l'accepte, comment on la refuse, comment on la rejette, y compris sur les réseaux sociaux qui sont des mines de données qu'on peut exploiter à des fins plus vertueuses que celles de Cambridge Analytica ou autres."
"Au contraire du menteur, le 'bullshiteur' n'a aucun égard pour la vérité"