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Analyse du fossé politique grandissant entre jeunes hommes et jeunes femmes en Suisse

La polarisations des idées politiques chez les jeunes en fonction du genre (vidéo) [RTS]
La polarisations des idées politiques chez les jeunes en fonction du genre (vidéo) / La Matinale / 4 min. / le 19 juin 2024
L’analyse des résultats d’un sondage exclusif montre que les jeunes hommes et les jeunes femmes de moins de 40 ans s’éloignent les uns des autres politiquement. Décryptage de ce phénomène de polarisation politique, le "gender divide", qui se déploie en Suisse.

Une guerre des genres serait-elle en train de se jouer sur le terrain politique? C’est en tout cas ce que laissent entendre les données tirées du sondage réalisé au premier trimestre 2023 par l'institut gfs.bern pour la SSR. Près de 10'000 habitants et habitantes âgés de 16 ans à 39 ans ont été amenés à noter les principaux partis du pays.

Et surprise! Un fossé politique semble se creuser au sein de la génération Z, celle qui est née dans une société mondialisée et a été biberonnée aux nouvelles technologies: tandis que les jeunes femmes de cette génération déclarent se retrouver plus volontiers dans les partis de gauche, leurs homologues masculins se décalent vers la droite, voire la droite conservatrice.

Les Vert-e-s divisent encore plus

Les chiffres sont particulièrement criants pour la gauche: 46,6% des Suissesses de moins de 40 ans expriment une forte à très forte sympathie pour le Parti socialiste, contre 27,7% des Suisses du même âge. Un clivage idéologique entre les sexes se creuse encore plus lorsqu’il s’agit des Vert-e-s: seulement 9,37% des sondées affirment ne pas du tout apprécier ce parti contre 41,4% de leurs contemporains masculins.

De l’autre côté de l’échiquier politique, encore des différences de genre, mais légèrement moins marquées. Par exemple, seules 16,2% des femmes de moins de 40 ans déclarent une forte à très forte sympathie pour l’UDC, contre deux fois plus d'hommes de la même tranche d’âge. Du côté du PLR, 16,93% des femmes se disent conquises, contre 34% des hommes.

Des jeunes plus éloignés politiquement que jamais

Anke Tresch, professeure associée ad personam au Groupe de Recherche sur les Élections et la Citoyenneté Politique (GREC) de l’Université de Lausanne, connaît bien cette forme de polarisation politique appelée "gender divide": "Il y a toujours eu des différences entre les genres dans le comportement électoral. Dans les années 1960 jusqu'à la fin presque des années 1980, les femmes avaient tendance à voter plus à droite que les hommes. Aujourd'hui, elles sont plus enclines à voter pour des partis de gauche. Mais le fait que cette différence soit particulièrement prononcée chez les jeunes est une tendance que l’on observe en Suisse depuis une dizaine d'années."

Effectivement, les données à notre disposition montrent que c’est essentiellement chez les plus jeunes que les genres sont les plus divisés. Au-delà de 40 ans, les différences de votes entre hommes et femmes s’atténuent.

Peu de prise de conscience des partis

Mais que pensent les partis concernés de ce phénomène? Du côté des jeunes Vert-e-s, ce n’est pas l’étonnement qui prime face à l’hostilité ouvertement déclarée des hommes de moins de 40 ans. "Il y a un peu ce backlash anti-écolo et antiféministe qui prédomine en ce moment", analyse Margot Chauderna, co-présidente des Jeunes Vert-e-s suisses. Et puis il existe des stéréotypes genrés liés à l'écologie: on s’aperçoit que ce sont plutôt les femmes et les minorités de genre qui vont se soucier de prendre soin de la planète et plus largement s’intéresser aux questions sociales."

Même son de cloche du côté de l'UDC. Pour Diego Baratti, vice-président Romandie des jeunes UDC suisses: "On ne fait pas une politique pour cibler les femmes. On cherche vraiment à faire une politique pour tous. Peut-être que, pour l’instant, on attire peu le sexe féminin, mais je suis sûr qu'avec le temps, la situation va changer."

Cela pourrait-il avoir un impact sur la façon dont se fait la communication politique à l’avenir? Pas question pour l’heure d’aller chercher l’électorat masculin ou féminin du bout des dents: "Nous avons plus de jeunes femmes et de minorités de genre qui s'engagent chez nous. C’est positif, étant donné qu'en politique il y a une énorme majorité d'hommes cis-blanc-hétérosexuels qui ont le pouvoir. On apporte de la diversité, donc c'est important que l'on garde notre communication comme elle est actuellement", précise Margot Chauderna.

Du côté de l’UDC, les femmes ne sont pas un sujet à part entière: "Nous parlons à tous les citoyens, à tous les Suisses. Je ne vois pas l’intérêt de parler seulement aux femmes", estime Diego Baratti. "C'est avec les thèmes qu’on a la possibilité d’attirer l'attention des jeunes, pas avec une campagne genrée."

Un phénomène mondial

Si le phénomène de "gender divide" semble peu concerner les partis politiques sur le terrain, en revanche, il passionne les politologues et les sociologues. Pour Eleonore Lépinard, sociologue spécialiste du genre à l'Université de Lausanne, "lorsque l’on prend aussi en compte l'âge et pas seulement le sexe, on se rend compte qu’il y a cette nouvelle tendance qui se dégage, cet écart qui se creuse. On commence à parler de fossé ou de divergence, c’est vraiment une tendance très forte. On le constate en Allemagne, on le constate aux États-Unis et aujourd’hui, on le constate en Suisse."

Le "gender divide" se mondialise, donc. Aux États-Unis, les données de l’institut Gallup montrent qu'après des décennies de répartition à peu près égales entre les visions démocrates et républicaines, les femmes âgées de 18 à 30 ans sont aujourd'hui 15 points de pourcentage plus libérales que les hommes du même âge. Un écart qui s’est creusé en l’espace de seulement dix ans.

Une forme de résistance masculine

Selon Anke Tresch, ce bouleversement mondial s’explique en partie par l’évolution des droits des femmes: "Depuis les mouvements féministes et les revendications pour l'égalité des sexes, des changements ont eu lieu. On voit aujourd'hui que les jeunes femmes ont un niveau d'éducation plus élevé que les hommes. Elles sont insérées dans le marché du travail. Il y a des valeurs, notamment les droits des minorités de manière générale, qui sont devenues des préoccupations importantes pour les femmes. Ce sont des facteurs qui vont de pair avec un vote de gauche."

Quant à l’avenir de ce phénomène, il est difficile de le prédire: "Je ne vois pas forcément de facteurs qui pourraient amener à une inversion de ces tendances dans l'immédiat", avance Anke Tresch. Les écarts vont-ils encore se creuser? Je ne sais pas. Mais il ne faut pas tout ramener à une question de genre. En politique, il existe des différences de votes importantes au niveau des revenus, ou par exemple du statut social."

Eléonore Lépinard, quant à elle, préfère lire dans cette division des urnes une question de société plus inédite: "Le 'gender divide' au niveau des jeunes générations et la manière dont les partis de droite et d'extrême droite ne cessent de mobiliser les questions d'égalité des sexes, montrent qu’une bataille est en train de se jouer sur le terrain politique, pour la société qu'on veut pour aujourd'hui et pour demain. Les demandes des femmes sont plus visibles, plus fortes et plus sujettes à impliquer des changements pour les hommes, et en particulier pour les jeunes hommes. Jusqu’à présent dans l’Histoire, la question ne s’est jamais posée de savoir comment emmener éventuellement les hommes dans ce projet de transformation sociale. Pour les féministes, il s’agit de savoir comment dépasser cette résistance masculine qui est en train de s’exprimer."

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Sujet radio: Léa Bucher

Texte web et data: Cécile Denayrouse

Info développée dans La Matinale du 19 juin 2024

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