Alerte aux ovnis: quand la RTS ose le canular

Grand Format

KEYSTONE - STR

Introduction

Le 22 juin 1971, à 20h30, l’annonce de l’atterrissage d’un objet volant non identifié à Aire-la-Ville (GE), crée la sensation. Interrompant ses programmes, la Télévision Romande envoie sur place un car de reportage pour rendre compte de l’événement. Sur le plateau, les journalistes Marlène Belilos et Frank Jotterand improvisent en fonction de l’évolution de la situation. Cette folle soirée est le thème d'une conférence que les archives de la RTS présente dans le cadre du Festival de Film fantastique de Neuchâtel (NIFFF) 2024, en présence de sa principale instigatrice, l'ancienne productrice Marlène Belilos.

Chapitre 1
Faire une émission pas comme les autres

Marlène Belilos, journaliste et productrice à la TSR [Marlène Belilos]
Marlène Belilos dans les années 70 1.jpg [Marlène Belilos]

Ce canular inédit, on le doit à une équipe réunie autour de Marlène Belilos, productrice de l'émission Correspondances. Incarnant la "jeune garde" de la Télévision Suisse Romande (ou TSR, ancêtre de la RTS), Marlène Belilos souhaite faire de son émission un rendez-vous culturel moderne et innovant. Le programme du 22 juin 1971 s’inscrit dans une exploration de ce qu’on appelle aujourd’hui la pop culture : dédaignée par les tenants de la "grande" culture, la science-fiction se trouve au croisement de la culture populaire et de la culture de masse.  

De gauche à droite : François Enderlin, Frank Jottterand et Christian  Liardet [RTS]
De gauche à droite : François Enderlin, Frank Jottterand et Christian Liardet [RTS]


L’équipe invitée à plancher sur le sujet comprend les journalistes Charles Enderlin et Frank Jotterand, ainsi que les réalisateurs Christian Liardet et Jean-Claude Deschamps. Vient alors l’idée (attribuée à Frank Jotterand) de proposer une émission de science-fiction sur le mode de la Guerre des mondes d’Orson Welles. Le projet se monte dans le plus grand secret. Et, ce qui semble assez fou, la direction de la TSR n'a aucune idée de ce qui se trame! 

Chapitre 2
Des précédents

Soucoupe volante. [RTS]
Soucoupe volante. [RTS]

La guerre des mondes d'Orson Welles

La diffusion en 1938 par CBS de la pièce radiophonique La Guerre des mondes (adaptation du roman de H.G. Wells), est une référence bien connue. Le réalisme de la mise en ondes d'Orson Welles aurait provoqué un vent de panique au sein de la population, une panique aujourd'hui relativisée par les historien.ne.s des médias. Encline à décrédibiliser sa rivale radiophonique, la presse de l'époque aurait en effet exagéré les réactions du public.
Contrairement à ce qu'on a pu croire, La Guerre des mondes n'était pas en soi un canular : le programme était annoncé comme une fiction avant, pendant et à la fin de la diffusion. Mais pour l'auditrice ou l'auditeur prenant l'émission en route, ces garde-fous n'étaient pas d'un grand secours.  

L'âge atomique de Jean Nocher

En 1946, sur la chaîne parisienne Radio Diffusion française, le journaliste et poète Jean Nocher imagine une émission de fiction aux échos très réalistes, racontant l'histoire de scientifiques perdant le contrôle d'une expérience atomique. Intitulé Plateforme 70 ou l’âge atomique, ce programme fit grand bruit en France. Quelques jours après l'émission, Jean Nocher revenait sur ces réactions au micro de Radio-Lausanne.

Il y a des gens, qui pendant cinq minutes, ont vécu leur dernière heure

Jean Nocher
Plateforme 70 ou l'âge atomique de Jean Nocher [RTS]RTS
Emission sans nom - Publié le 2 mars 1946

Chapitre 3
La nuit du 22 juin : récit d'une soirée haletante

Breaking news

Mesdames, messieurs, un événement imprévu nous oblige à modifier l’ordonnance de cette soirée 

Lyliam, speakerine

Tout commence à 20h30 : la speakerine Lyliam informe les téléspectateurs qu’un objet non identifié est tombé dans la région d’Aire-la-Ville. Un car de reportage de la TSR a été dépêché sur les lieux. L’émission Correspondances, qui devait assurer le direct du début de soirée, accepte de modifier ses programmes pour rendre compte de ce qui est en train de se passer. 

Les moments-forts de la soirée :

Alerte aux ovnis: quand la TSR ose le canular
Edition Archives - Publié le 2 juillet 2024

Lien à l'intégrale de l'émission


Présents sur le plateau, Marlène Belilos et Frank Jotterand sont bientôt rejoints par Gérald Goy, un scientifique de l’Observatoire de Genève. La communication s’établit avec le journaliste Charles Enderlin, qui commente les événements depuis Aire-la-Ville. 

Débutant sur un ton pas trop alarmiste (on s’interroge sur la nature de l'objet : s’agit-il d’une météorite ?), le direct monte en puissance au fil des minutes.

Suspense, suspense...

Les images montrent une foule nombreuse sur les lieux. Il est de plus en plus probable qu'on a affaire à un engin spatial. Les forces de sécurité et les pompiers assurent la sécurité sur place. Un haut-gradé est interviewé. Le climat devient anxiogène : on pose la question de la dangerosité des possibles occupants du vaisseau, d’où s’échappent à un moment des nuages de fumée. Un pompier, qu’on a revêtu d’une combinaison d’amiante, se dirige vers l’engin.

Marlène Belilos dans l'intensité dramatique du moment [RTS]
Marlène Belilos dans l'intensité dramatique du moment. [RTS]
La nuit du 22 juin 1971 : un pompier approche de l'engin spatial [RTS]
Un pompier en combinaison approche pas à pas de l'engin spatial. [RTS]

Sur le plateau, le scientifique de l’Observatoire tente de tempérer : selon lui, il y a très peu de chances que des extraterrestres puissent arriver jusqu’à nous. Et pourtant, c'est peut-être bien ce qui est en train d'arriver à Aire-la-Ville. Et d'autres annonces tombent.

L'Agence Télégraphique Suisse communique : des lueurs insolites se déplacent sur un axe Hambourg, Francfort, Zurich, puis se dirigent brusquement vers Paris

Frank Jotterand, en direct du plateau de Genève

L’Office fédéral de l’air transmet également un communiqué : il demande à la population d’allumer les lumières dans leurs appartements « afin d’effectuer un contrôle en rapport avec les événements ».

Le Conseil fédéral s'en mêle!

Le journaliste parlementaire Gaston Nicole intervient en direct de Berne. [RTS]
Le journaliste parlementaire Gaston Nicole intervient en direct de Berne. [RTS]

Alors pour l’instant, il y a conférence téléphonique entre 5 conseillers fédéraux (...) Les consignes seraient : ne tirer en aucun cas et attendre de voir ce qui se passe.

Gaston Nicole, correspondant à Berne

Enfin le correspondant parlementaire de la TSR, Gaston Nicole, annonce que le Conseil fédéral est en réunion d’urgence et prévoit d’envoyer à Aire-la-Ville une section de l’école de recrues.

A Aire-la-Ville, le pompier est arrivé au niveau de la soucoupe. Celle-ci s’ouvre enfin et une créature à la tête en forme de balle de ping-pong géante en sort. Le final prend des allures de grand-guignol : un individu devance le pompier et assène des coups de gourdin sur la tête de l’extraterrestre. Le canular a vécu ! 

L'extraterrestre d'Aire-la-Ville attaqué! [RTS]
L'extraterrestre d'Aire-la-Ville est attaqué! [RTS]

Ambiance en coulisses : les confidences de Marlène Belilos

Fin du canular sur le plateau de Correspondances [RTS]
Fin du canular sur le plateau de Correspondances [RTS]

L'ancienne productrice se souvient : l'équipe avait un trac énorme avant le direct. On craignait à la fois que les téléspectateurs ne mordent pas à l'hameçon ou qu'au contraire ils suréagissent en débordant par exemple le service d'ordre prévu à Aire-la-Ville.

Quelques minutes avant le début de l'émission, Frank Jotterand a flanché. Il voulait qu'on révèle le caractère fictionnel de la soirée, et donc qu'on renonce au canular. 

Marlène Belilos

Egalement gagné par la peur, le correspondant parlementaire Gaston Nicole demande à ce qu'on ne diffuse pas son intervention en faux direct de Berne. Mais pour Marlène Belilos, il n'était plus question de reculer!

Chapitre 4
Des vrais faux documentaires

Tout au long de l'émission, des images qu'on dit avoir exhumées des archives sont diffusées pour faire patienter les téléspectateurs au moment de prétendues coupures dans la liaison image avec Aire-la-Ville. En fait, il s'agit de reportages réalisés spécialement pour l'occasion.

>> Jacques Sternberg, auteur de science-fiction :

La nuit du 22 juin 1971
Correspondances - Publié le 22 juin 1971

>> Gilbert Bourquin, un journaliste qui croit aux ovnis :

Le journaliste Gilbert Bourquin dit avoir observé des phénomènes étranges dans le ciel de Bienne, 1971
Correspondances - Publié le 22 juin 1971

>> Pierre Versins, Monsieur science-fiction :

La nuit du 22 juin 1971
Correspondances - Publié le 22 juin 1971

>> Rencontre avec un groupe de jeunes ufologues :

La nuit du 22 juin 1971
Correspondances - Publié le 22 juin 1971

Chapitre 5
Réactions en rafales...

RTS

Le canular est un succès. Des centaines de personnes (entre 400 et 1000 selon les sources) se sont déplacées jusqu'à Aire-la-Ville. Durant le direct, les standards téléphoniques de la TSR ont été débordés. Au lendemain de l'émission, la presse genevoise fait ses gros titres sur l'événement.

Le canular de la TSR fait les gros titres de la presse [Marlène Belilos]
Le canular de la TSR fait les gros titres de la presse [Marlène Belilos]

La production reçoit des centaines de lettres de téléspectateurs. Certains félicitent l'équipe pour la bonne blague. D'autres sont beaucoup moins enthousiastes et critiquent vertement les auteurs du canular.

De nombreux téléspectateurs indignés se sont sentis floués et trahis par leur télévision, qu’ils considéraient comme un média fiable, incapable de manipulations et de mensonges. D'autres dénoncent le manque de sérieux et la stupidité du programme. D'autres pensent que l'argent alloué à la TSR pourrait être mieux utilisé. Et il y a ceux qui disent avoir passé un moment palpitant.

Courrier des téléspectateurs après le canular [RTS]
Courrier des téléspectateurs après le canular [RTS]
Courrier des téléspectateurs après le canular [RTS]
Courrier des téléspectateurs après le canular [RTS]

Chapitre 6
Monter un canular

Une logistique maousse

Location d’une pelleteuse pour creuser un trou de 6 mètres de diamètre et 2 mètres de profondeur, fabrication d'une soucoupe volante en plastique et en polystyrène, engagement de 50 figurants, présence de 19 pompiers d'Aire-la-Ville, de 10 pompiers d'Onex et de 6 agents de la gendarmerie de Genève : la logistique autour de l'événement est impressionnante. Un des soucis majeurs de la production était d'assurer la sécurité à Aire-la-Ville.

Un script digne d'un thriller

Si le canular a fait "marcher" tant de gens, c'est aussi grâce à un scénario tiré au cordeau. L'équipe a utilisé toutes les ressources propres à la télévision. Le dispositif du direct (selon le code “breaking news”), avec un car de reportage sur les lieux et des réactions à chaud sur le plateau, le duplex avec le correspondant de la télévision à Berne, le caractère improvisé et parfois chahuté du programme, les problèmes techniques et jusqu’aux bafouillements des présentateurs.trices : autant d’éléments contribuant à constituer et à renforcer l'effet de réel. A l’intérieur de ce dispositif, la voix de l'expert scientifique et celle des représentants de l’autorité jouent à plein leur rôle de caution.

Script de l'émission La nuit du 22 juin [RTS]
Script de l'émission La nuit du 22 juin [RTS]

Chapitre 7
Des suites au goût amer

Au lendemain du canular, la TSR, on l'a dit, a reçu des centaines de lettres et la presse s’est fait l’écho de l’événement. Malgré ce déferlement de réactions, la direction est pourtant restée muette. Ce silence semble étonnant. Le calme avant la tempête ? En ce mois de juin 1971, la TSR est en pleine crise : la direction est en butte à un mouvement de contestation d’une jeune garde turbulente dont Marlène Belilos fait partie. 4 mois après la diffusion de l’émission, la productrice de Correspondances sera sèchement licenciée, en même temps que 5 autres collègues, dans un contexte qui mérite d’être développé. 

De gauche à droite: Marlène Belilos, Pierre-Henri Zoller, Pierre Nicole, Jean-Claude Deschamps et Michel Boujut. [RTS]
De gauche à droite: Marlène Belilos, Pierre-Henri Zoller, Pierre Nicole, Jean-Claude Deschamps et Michel Boujut (manque Nathalie Nath). [RTS]

Une télévision en crise dans une ambiance post-mai 68

Depuis 1970, les relations entre la direction et une partie des journalistes et réalisateurs de la TSR n’ont cessé de se dégrader. Au printemps 1970, une émission évoquant l’amour libre suscite une violente polémique. Plus tard dans l’année, la direction interrompt la diffusion d’une autre émission dans laquelle le chanteur Léo Ferré fait l’apologie de l’anarchie. Au printemps 1971, la censure touche une nouvelle émission qui donne la parole à un objecteur de conscience. S’ensuit une manifestation devant les bâtiments de la télévision.  


Inquiète, la direction demande à un réalisateur chevronné de rédiger un rapport sur l’ambiance qui règne au sein du personnel. Après avoir lu ce rapport, la direction refuse de rendre public les nombreuses doléances qui y sont exprimées. Malgré cette mise au placard, une copie du rapport va être envoyée à tous les collaborateurs. Le courrier est revendiqué par le Groupe Action TVR, dont les membres demeurent anonymes. D’autres tracts critiques envers la direction vont être envoyés au personnel de la TSR par ce même groupe avant l’été 1971. Le canular de Marlène Belilos et ses complices est diffusé le 22 juin.  

Le retour de l'ordre

La situation se dégrade encore à l’automne. Le 6 octobre 1971, un tiers des collaborateurs de la TSR se met en grève durant une journée. Deux semaines plus tard, 6 collaborateurs de la TSR, Nathalie Nath, Pierre-Henri Zoller, Michel Boujut, Jean-Claude Deschamps, Pierre Nicole et Marlène Belilos sont licenciés avec effet immédiat. Sans que cela leur ait été explicitement signifié, ils sont accusés de faire partie du Groupe Action TVR et de mener des activités séditieuses au sein de la TSR.  

Ces événements sont relatés dans le documentaire « Guerre froide à la TSR », de Frédéric Zimmermann et Eric Burnand, diffusé en 2009.
 

Marlène Belilos après la TSR

Après cette mise à pied brutale, Marlène Belilos va travailler comme journaliste pigiste, enseignante remplaçante, puis assistance sociale avant de reprendre des études de lettres à l’université de Lausanne. En 1980, elle devient une des porte-voix du mouvement estudiantin Lôzane bouge, qui va agiter la capitale lausannoise durant plusieurs mois.  

En 1987, l'émission Tell Quel évoque avec Marlène Belilos les conséquences de son engagement dans Lôzane bouge.

Marlène Belilos
Tell Quel - Publié le 23 octobre 1987

 Après avoir enseigné dans un collège à Genève, elle s’installe à Paris, où elle va se former à la psychanalyse auprès de l’Ecole de la Cause freudienne. Elle collabore avec France Culture et occupe un poste de conseillère culturelle à TV5 Monde, notamment auprès de Frédéric Mitterrand, directeur des programmes entre 2003 et 2005. Invitée par la productrice Josée Rudaz, elle revient finalement travailler à la TSR où elle réalise plusieurs épisodes de la série des Grands entretiens.