La Cible en soi
- Autres pays et peuples
- Vidéo 8 min.
5 décembre 1963
Continents sans visa
Ancien réalisateur qui fut parmi les fondateurs de la TSR, Jean-Jacques Lagrange est l'invité du site des archives. Nous lui avons proposé de retenir un document qu'il a réalisé et de le commenter. Jean-Jacques Lagrange n'a pas choisi un sujet de politique internationale, ni un des nombreux documentaires parmi les 660 émissions qu'il a réalisées mais un reportage au Japon pour Continent sans visa, diffusé le 5 décembre 1963, et consacré aux archers de la Garde impériale qui pratiquent l'art traditionnel du kyudo. Car ces images sont un exemple de «cinéma vérité», une méthode de tournage développée dans les années 50 et qui a profondément influencé les réalisateurs et les caméramans de la TSR.
Le site des archives: avant de parler du «cinéma vérité», deux mots sur le sujet des archers de l'empereur?
Jean-Jacques Lagrange: 1963 Tokyo. Privilège unique de pouvoir filmer une démonstration par le maître archer de l'empereur. Mais pas de projecteurs et une seule prise car le Kyudo n'est pas un sport mais une méditation. Avec Frank Pichard, nous décidons de filmer en plan séquence dans un grand mouvement de caméra issu du «cinéma vérité». Un véritable exercice de style. Nous voulions traduire en images cette continuité souple et rituelle des gestes du kyudo déclenchant le départ de la flèche qui doit partir «comme la neige tombe de la feuille du roseau». Car la cible n'est pas vraiment au fond du dojo mais, comme le dit le titre du sujet «la cible est en soi».
Qu'est-ce qui caractérise le «cinéma vérité»?
Ce qu'on appelle le «cinéma vérité», ou plus exactement le «cinéma direct» (terme adopté officiellement – en anglais «Candid Eye») a émergé dès la fin des années 50 surtout aux Etats-Unis, au Canada et en France.
C'est non seulement une recherche cinématographique mais aussi et surtout un phénomène social. C'est la conjonction d'une série de développements sociaux tels que les expériences des cinéastes documentaires pendant la Seconde Guerre mondiale, la naissance et le développement de la télévision aux Etats-Unis et en Europe, la production des films documentaires de l'ONF au Canada et les expériences d'ethnologues comme Rouch, Reichenbach, Ruspoli, Edgar Morin ou Chris Marker.
Qu'apportaient ces expériences?
Il faut bien se remettre dans le contexte de l'époque. Jusqu'en 1955, le poids des caméras 35mm et des accumulateurs de batteries, la faible sensibilité des pellicules, l'éclairage encombrant, les difficultés de capter le son sur le terrain posaient des problèmes considérables lors des tournages. Le cinéma documentaire d'avant guerre était figé dans un académisme scolaire limité par les contraintes techniques.
Bousculant cet académisme, le «cinéma direct» profite des avancées techniques et de la TV naissante qui professionnalise la pellicule 16mm et entraîne une évolution foudroyante vers du matériel de prise de vue léger. Les cinéastes sortent des studios pour affronter le monde sur le terrain et établir un contact direct avec les hommes et ainsi «coller au réel» le mieux possible. Ce «cinéma vérité» ne prétend pas imposer la vérité mais il vise plutôt à poser la question de la vérité au niveau des rapports humains.
Le cinéaste russe Dziga Vertov parlait déjà de «Ciné-Œil».
Oui, on pourrait même dire que deux cinéastes sont en quelque sorte les sourciers du cinéma direct: le russe Dziga Vertov (1896-1954) pour ses théories du «Ciné-Œil»,du «cinéma-vérité», de l'importance accordée au montage et l'américain Robert Flaherty (1884-1951) pour la pratique d'une sorte de mise en scène documentaire fondée sur une dramatisation (lutte de l'homme contre la nature) et sur la notion de la caméra participante.
Dans les années cinquante, l'évolution des techniques amène donc de nouvelles façons de travailler en équipes réduites, favorise une nouvelle «attitude» d'observer la vie sans la transformer et rend nécessaire de nouvelles qualités chez les techniciens. Ainsi le caméraman doit être à la fois créateur et technicien de l'image, on exige de lui agilité d'esprit, instinct, sens social et souplesse du corps comme l' «art de la marche» caméra à l'épaule initié par un grand caméraman canadien: Michel Brault vite suivi par d'autres comme Leacock qui avait été le caméraman de Flaherty pour Louisiana Story.
Toutes ces expériences se passent à l'étranger mais vous êtes en Suisse. Alors? Nous étions de jeunes cinéastes curieux des expériences d'un cinéma en prise directe sur la réalité à qui la télévision offrait des possibilités de faire des reportages. L'élément déclencheur sera le MIPE-TV de mars 1963, à Lyon, qui a organisé un congrès de «Cinéma vérité» réunissant tous les acteurs de ce cinéma dans un grand «brainstorming» où toutes les idées et tous les difficultés ont été mises sur la table.
Il y avait là tous les américains: Drew, Leacock, les frères Maysles; les canadiens de l'ONF avec Michel Brault et Pierre Perrault; les anglais Lindsay Anderson et Karel Reitz; les italiens Roberto Rossellini et Cesare Zavattini (le père du néo-réalisme); les français Jean Rouch, François Reichenbach, Chris Marker, Mario Ruspoli, Enrico Fulchignoni, les réalisateurs et producteurs de 5 Colonnes à la Une et… pour la Suisse… les cinq réalisateurs de Continents sans Visa, des caméramen de TSR et Alain Tanner. Mais il y avait aussi des ingénieurs et des représentants des fabricants de matériel avec leurs nouveaux outils: l'ingénieur Coutant et sa nouvelle caméra légère Beaulieu insonore portable, Kudelski et ses nouveaux Nagra pilotés à quartz, Angénieux qui présente le premier zoom optique vraiment professionnel et des représentant de Kodak et de laboratoires de développement.
Cette confrontation a été plus que stimulante et nous a montré la voie à suivre et les nouveaux outils pour y parvenir. Au retour de Lyon, nous avons commencé à appliquer à nos reportages et documentaires une réflexion globale pour approcher la réalité.
C'est-à-dire?
Le «cinéma direct» n'est pas seulement le résultat d'équipements techniques plus souples et légers. Il est le fruit d'une réflexion sur le fond, sur la manière d'aborder les sujets, de les filmer puis de monter la pellicule et le son. Pour le réalisateur, c'est d'abord une attitude d'observation et de recherche. Il trouve la substance de son film dans les éléments même de la vie et de la société tels qu'ils se présentent à ses yeux. L'idée de faire un film surgit des situations humaines ou sociales environnantes.
La fonction de réalisateur est plus stimulante. La «mise en scène» traditionnelle est abolie et remplacée par une «mise en situation» des personnages. Attentif au jaillissement perpétuel de la vie, il doit réagir constamment et être en phase avec son caméraman qui est l'œil de leur duo dans un dialogue permanent qui doit favoriser les vertus de l'improvisation. Ce dialogue se poursuivra le soir, après le tournage, pour voir ce qu'on a capté, ce qu'on a raté et comment faire mieux le lendemain.
Aujourd'hui, ça paraît banal de dire cela dans un monde saturé d'images avec des jeunes qui sont pratiquement nés devant un écran avec une caméra à la main et qui font du «cinéma direct» sans le savoir. Mais il y a un demi siècle, il fallait aller à contre courant de la tradition et créer de toutes pièces un nouveau langage pour une nouvelle manière d'aborder la réalité.
Est-ce que cela modifiait le travail de l'équipe? Oui certainement. Ça développait une complicité plus grande entre les membres de l'équipe. Il y a moins de hiérarchie. Le réalisateur saisit la ligne générale de l'évènement en train de se produire et, au même moment, doit penser au montage qui donnera ultérieurement sa forme définitive au film en train de se faire. Mais dans le même temps, le caméraman doit penser dans sa manière de filmer au matériel image qu'il va offrir au monteur tant dans les plans séquences que dans les plans fixes.
Tout ce travail de réflexion théorique et pratique sur le terrain est alimenté par les discussions avec l'équipe pendant le tournage et par les réalisateurs de Continent sans visa entre eux lors des visionnages critiques qui accompagnaient chacune des émissions magazine.
Tous ces échanges ont permis de donner une certaine unité de style et de ton à ces reportages et documentaires tournés dès les années soixante par les réalisateurs de Continents sans Visa puis de Temps Présent grâce à une volée de caméramen doués qui ont très vite assimilé les règles du style de «cinéma direct».
De Roger Bimpage à Jean Zeller, il faudrait les nommer tous tant ils ont, chacun à leur manière, su capter la réalité et filmer des images d'une qualité hors du commun qui ont fait la renommée de la TSR. Sans oublier les preneurs de son et les monteurs qui, eux aussi, ont assimilé les règles du genre qu'ils ont utilisé avec le talent de leur sensibilité.
On ne parle plus de «cinéma direct» aujourd'hui, pourquoi? Le mouvement de cinéma direct a été, à un moment historique donné, d'une importance capitale pour le développement du film documentaire. Avec l'extraordinaire développement technique de ces quinze dernières années et les formidables outils de la vidéo digitale qui ont fait exploser la production d'images et de documentaires, le style cinéma-direct s'est en quelque sorte fondu dans le langage dynamique du cinéma documentaire contemporain.
Mais on ne doit pas oublier la lutte acharnée qu'ont menée les cinéastes et caméramen des années soixante pour rendre le cinéma plus humain, plus fraternel et plus vivant.
Note bibliographique: Gilles Marsollais, «L'aventure du cinéma direct», éditions Seghers (1974) contient une abondante filmographie.