Luc Ferry

Philosophe, ancien ministre français de l'Education nationale, Luc Ferry vient de publier Apprendre à vivre, traité de philosophie à l'attention des jeunes générations. Lors de son passage aux Archives de la TSR, nous lui avons présenté cet extrait de Continents sans visa diffusé le 6 juin 1968, quelques jours après les événements de Mai qui ébranlèrent la France. Dans ce reportage, l'écrivain François Mauriac exprime sa satisfaction de voir, après plusieurs jours de flottement, le général de Gaulle reprendre l'initiative politique.

Luc Ferry: «Je me souviens très bien de cette période et de la contre-manifestation en faveur du général de Gaulle qu'évoque Mauriac. Quand Mauriac dit qu'il était dans l'angoisse, à la vérité, ce n'est pas qu'il avait peur du désordre ou des étudiants dans la rue. Je crois qu'il avait peur d'autre chose. Que le général de Gaulle puisse être renversé par Daniel Cohn-Bendit ne collait pas avec le personnage historique, avec l'homme du 18 juin 1940 qu'était de Gaulle.

Mon père était gaulliste depuis toujours. Il avait fait cinq ans de camps de prisonnier pendant la guerre, dans des conditions abominables et s'était évadé quatre fois. Le dernier camp fut le plus dur. Tous les matins, les Allemands posaient un baquet de soupe à 50 mètres des prisonniers. Le dernier homme arrivé était dévoré vivant par les chiens, sous les yeux de ses camarades…

En Mai 68, je n'étais pas au lycée, je n'étais pas dans les cercles contestataires, mais je savais une chose : mon père qui était gaulliste n'était pas un fasciste. Cette assimilation entre gaullisme et fascisme était insupportable. Même le slogan CRS-SS était tellement absurde qu'il devenait honteux. Je n'étais pas à droite, ni réactionnaire, mais l'idée d'identifier à des SS les gaullistes qui avaient été de grands résistants et qui avaient risqué leur vie pour lutter contre le nazisme était si insultant et si stupide que, en effet, nous avions tous la crainte de voir le général de Gaulle être battu par Cohn-Bendit.

Bien sûr, les mots employés par Mauriac ne passeraient plus aujourd'hui. Qui pourrait parler d'un homme politique qu'il est « une grâce donnée à la France »? Mais il est vrai que jusqu'à Churchill, de Gaulle ou Adenauer, certains dirigeants incarnaient véritablement les nations. Je me souviens des titres de quelques journaux à la mort de de Gaulle : « La France est veuve ». Cela ne viendrait à l'idée de personne de parler ainsi aujourd'hui. Nous n'y croyons plus, ça nous fait rire, à tort ou à raison. Ce qui est certain : cette grandeur-là, nous l'avons totalement perdue.»

Luc Ferry, Apprendre à vivre, traité de philosophie à l'usage des jeunes générations, Plon.