A propos de Jacques Thévoz

Roger de Diesbach évoque l'oeuvre de Jacques Thévoz.
  • Culture et Arts
  • Vidéo 19 min.

28 février 1971

Horizons


La Bibliothèque cantonale et universitaire de Fribourg rend hommage, jusqu'au 28 février, au photographe et cinéaste Jacques Thévoz dont l'oeuvre engagée, sensible à la condition des plus humbles et attirée par le frissonnement de la vie, est d'une grande portée esthétique.

Nous avons présenté à Roger de Diesbach, ancien rédacteur en chef de «La Liberté», ce reportage d'«Horizons» dans lequel Jacques Thévoz parle du village de Villarvolard, dans le canton de Fribourg.

Roger de Diesbach: «Photographe et cinéaste de la vraie vie, crue, cruelle, Jacques Thévoz est un formidable témoin de son temps, un témoin engagé. Ce Fribourg conservateur, catholique, «agriculturel», souvent rétrograde et misérable de la moitié du XXe siècle commence à changer, à muter. Thévoz nous le montre tout nu. Il n'en gomme rien par souci d'esthétisme. Au contraire, il en fait ressortir les ombres, en souligne les contrastes et les défauts. Comme les bons journalistes, il voit sa ville et sa région sous l'angle des petits, des sans-grades. Il n'hésite pas à montrer le ridicule souvent pompeux, pompier des autorités politiques et religieuses.

Pour photographier sa ville de Fribourg avec cette perspicacité de sociologue, il fallait être capable de recul. Ce n'était pas le fort de Jacques. Au contraire, il avait le nez sur son sujet, l'habitait tout entier, s'y vautrait avec concupiscence. A l'image de ce pays chrétien de Fribourg qui a la cuisse si légère, Jacques avait la science du péché pardonné, celle des excès, du «carpe diem», des vieux bistrots de la Basse, de l'alcool. Dans son CV officiel, il nous apprend que «l'amour est son métier toute l'année».

Les contrastes, les injustices de son Fribourg, il les vivait. Il a remplacé son manque de recul par une profonde empathie pour les siens, ceux que la bonne société ne voyait pas. Grâce à un sens de l'humour évident, une sensibilité d'écorché vif, sa capacité de révolte et d'indignation, un art consommé de la provocation, il a brossé le tableau à la fois dur et bon enfant de son monde. Car il n'était pas sectaire, Jacques, et jugeait les hommes à leurs actes. Deux phrases que nous avons retrouvées dans ses lettres le résument bien: «Le photographe ne peut que traduire une réalité, ou plutôt lui prêter un visage qu'elle n'a que grâce à lui.» Et encore: « Je suis trop concerné par la douleur de cette époque.»

On a écrit que les photos de Jacques étaient habitées. C'est vrai. Mais il en était le premier habitant. La ville qu'il nous montre est un autoportrait. Il a photographié un Fribourg en voie de disparition dont il était un personnage-clef, avec sa tête de boucanier et ses bijoux afghans. Son œuvre, aujourd'hui, nous permet de mesurer l'étendue du changement, l'industrialisation, les restaurations immobilières, l'arrivée de l'argent. Il refusait toute aumône et exigeait une intervention immédiate contre les taudis; il n'a pas survécu au rouleau compresseur de la prétendue modernité, au réel progrès social qui a poussé au déménagement les plus démunis de la Basse.

Il a promené son Rolleiflex et sa caméra dans de nombreux pays, Indes, Iran, Afghanistan, Turquie, Cameroun, Cameroun, Togo, Nigeria, mais il était un artiste d'ici, un original les pieds bien enfoncés dans la glèbe de sa région, comme ceux qu'il a filmés: le génial Jean Tinguely, le forgeron d'art Roger Monney dit «Vulcain», le gargantuesque peintre amoureux Netton Bosson et même Rose de Pinsec, qu'il décrivait comme «l'artisane prodigieuse de la terre dont tous les gestes sont parfaits».

Sur les hauts du quartier de l'Auge, Thévoz habitait un temps une sorte de petite tour gothique appelée la «Maison du bourreau». En fait de bourreau, il était surtout victime, ou plutôt parfaitement inadapté aux contingences de sa société. Mais sans doute le voulait-il! En état de recherche perpétuelle, jamais content, assoiffé de reconnaissance, cet incompris de talent passait, comme disait Vian, « le plus clair de son temps à l'obscurcir parce que la lumière le gênait».

Mais il est vrai que l'époque était sans pitié pour les artistes «marginaux». Malgré la réalisation d'une foule de reportages photographiques ou télévisuels à Fribourg, en Suisse et à l'étranger, la publication d'une quinzaine de livres illustrés (il écrivait fort bien) et le tournage d'une dizaine de films, il était constamment fauché. D'autant qu'il cherchait toujours de l'argent pour le projet suivant.

En 1980, à la fin de sa vie, alors qu'il vivait de l'assistance publique de Genève, l'Etat de Fribourg lui a acheté pour 20 000 francs 80 000 négatifs et tous ses films dont il avait les droits, bref, l'œuvre de sa vie. Et l'Etat n'a rien payé puisque la lettre de transaction à la franchise de reconnaître que ces 20 000 francs seront prélevés du fonds de la Loterie Romande. S'il est juste de préciser que cette acquisition a été passée à la demande de Thévoz qui avait un urgent besoin d'argent pour terminer son film « Vulcain », et que la Bibliothèque Cantonale Universitaire a dépensé une somme rondelette pour classer, sauvegarder et mettre en valeur l'œuvre de ce grand photographe, ce marché de dupes en dit long sur la considération que l'Etat avait alors pour les artistes critiques.

Par ailleurs, Jacques nous avait dit son amertume face à l'incompréhension qu'il rencontrait à la Télévision Suisse Romande où, malgré les nombreux services rendus (il avait été correspondant à Fribourg de la TVSR durant cinq ans), on jugeait qu'il ne rentrait pas dans le moule d'un réalisateur-maison. Il sera finalement nommé réalisateur en 1982, à un an de la retraite.

Son visage sec et buriné cachait mal sa fragilité intérieure. Dur au dehors, tendre dedans. Nicolas Bouvier écrivait de lui: «Sa politesse à la Don Quichotte était volontiers provocante et cette provocation cachait un océan d'inquiétude.» Dans les lettres qu'il écrit à ses proches fin 82, de véritables appels au secours lancés avant sa mort, il attribue sa souffrance physique et psychique à sa solitude et à l'abandon forcé de son métier. «Pour moi, exister n'est pas survivre, subir la vie, mais la provoquer», écrivait-il. Désespéré, Jacques a provoqué sa mort en 1983 en sautant dans le Rhône, à Genève, du Pont de la Machine. Une dernière provocation? Non. L'ultime révolte d'un poète privé de projets.»


Jacques Thévoz est né en 1918. Après un apprentissage de sellier-carrossier, il découvre la photographie durant la Mobilisation. En 1948, il ouvre une boutique de photographe à la Grand-Rue à Fribourg. Commence pour lui la période des commandes de portraits, de photos de mariage, de reportages. Il parcourt les rues de la Basse-Ville, attentif à la vie des petites gens, à l'insolite de la vie qui effleure, au symbole d'une société de classes où dominent encore la religion et une bourgeoisie condescendante.

En 1959, il est engagé comme cameraman à la Télévision suisse romande. Il se consacre alors au cinéma, tournant plusieurs films, en Suisse et à l'étranger, notamment des portraits consacrés à Jean Tinguely, Netton Bosson, Roger Monney ou Rose de Pinsec.

Jacques Thévoz met fin à ses jours en 1983.

Roger de Diesbach est né en 1944. Il a défendu tout au long de sa carrière un journalisme d'investigation, notamment en créant et dirigeant le Bureau de reportages et de recherche d'information. Après avoir été rédacteur en chef adjoint du «Journal de Genève», il devient, en 1996, rédacteur en chef de «La Liberté», poste qu'il assumera jusqu'en 2004. Il continue de travailler pour le quotidien fribourgeois comme journaliste d'investigation.