Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou, ancien directeur associé du programme de recherches sur les conflits de l'université Harvard, est l’auteur de deux livres parus en 2011: Understanding Al Qaeda – Changing War and Global Politics (Pluto Press) et Contre-Croisade - Le 11 Septembre et le Retournement du Monde (L'Harmattan).
RTSinfo: il y a incontestablement un avant et un après 11-Septembre. Comment décririez-vous celui de l'après?
Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou: le 11-Septembre est l'un de ces rares événements dans l'histoire contemporaine qui constituent si visiblement une rupture dans les relations internationales. Avant cette date, le terrorisme mondialisé et transnational n'existait pas réellement. Avec la mort d'Oussama Ben Laden en mai 2011, on peut parler d’un moment de fermeture pour Al-Qaïda. De plus, l’organisation a entamé une mutation ces 2 ou 3 dernières années, avec des franchises qui prennent leur indépendance. Ceci dit, les questions de fond ne sont pas réglées et le terrorisme continue d'être une menace, tant pour les États-Unis que pour le monde. Nous abordons à peine l'après-11-Septembre.
Vraiment, on commence seulement, 10 ans après, l'après-11-Septembre?
Il me semble que c'est le cas. Certes, l’urgence-panique qui a immédiatement suivi les attentats et qui a duré cinq ans a été freinée. Mais il persiste aujourd'hui une gêne diffuse et un équilibre précaire au niveau sécuritaire.
Cette journée a marqué les esprits du monde entier. S'en est-on remis?
Je dirais que ces attentats sont une sorte de premier acte qui a engendré de nombreux rebondissements, notamment la violence post-11-Septembre, avec les guerres qui ont suivi en Afghanistan, en Irak et au-delà. Cela a marqué toute une décennie de façon spectaculaire. Mais la pièce se joue encore. Il faudra encore du temps pour tirer les leçons géostratégiques durables de tout ceci.
Un 11-Septembre serait-il possible aujourd'hui, contre les Etats-Unis ou autre?
En théorie, oui. En pratique, probablement pas. Le principe même du terrorisme est qu'il est imprévisible et peut se manifester sous toute forme, à toute époque et en tout lieu. De plus, Al-Qaïda continue à proférer des menaces à l'égard des États-Unis et ses alliés. Ceci dit, les mécanismes antiterroristes mis en place depuis lors rendent cette probabilité de moins en moins envisageable. De plus, il n'y a pas eu d'opération majeure d'Al-Qaïda depuis les attentats de Londres (7 juillet 2005, 52 morts). Aussi, les progrès évidents et visibles dans les politiques antiterroristes, coordonnées au niveau international, ont substantiellement réduit la marge de manœuvre d'Al-Qaïda.
Craignez-vous un attentat le 11 septembre 2011?
À plusieurs reprises, Al-Qaïda a fait part de son souhait de poursuivre son activité, et plus récemment de venger la mort de son chef Ben Laden. Donc, tout est possible. Mais à nouveau, les mécanismes de défense mis en place grâce aux progrès dans le domaine du renseignement et du travail sécuritaire souterrain ces dernières années, conjugués à l’essoufflement d'Al-Qaïda, permettent d'espérer qu'un attentat de grande ampleur n'aura pas lieu. Même si la protection de niveau absolu n’existe malheureusement pas et n'existera vraisemblablement jamais. L'essentiel est que la menace soit réduite à un degré le plus minime possible.
Quel bilan sécuritaire peut-on tirer, dix ans après les attaques?
Il est globalement mitigé, car la campagne dite de la "guerre contre le terrorisme" a elle même un bilan mi-figue mi-raisin. Le fait qu'il n'y ait pas eu d’attaque majeure d'Al-Qaïda depuis six ans est un résultat important. Mais d'un autre côté, il aura fallu dix longues années pour localiser Oussama Ben Laden, dont on savait plus ou moins qu'il se trouvait quelque part entre l'Afghanistan et le Pakistan.
Que va devenir Al-Qaïda?
En mutation constante, son terrorisme est en train de se transformer substantiellement. Al-Qaïda, qui a déjà 22 ans, n'est qualitativement plus ce qu'elle était en 2001. Elle a développé des organes régionaux décentralisés notamment au Maghreb, en Péninsule arabique et en Irak qui sont de plus en plus indépendants. Al-Qaïda n'est également plus structurée hiérarchiquement autour de Ben Laden, puisqu'il est mort et que son remplaçant, Ayman Zawahiri n'a pas la même puissance de leadership. Mais il nous lègue ce que j'appelle un "al-qaïdisme", une idéologie, qui va sans aucun doute perdurer au sein de la mouvance islamiste transnationale radicale. Ainsi, nous constatons aujourd'hui une multiplication des foyers du terrorisme et des individus radicalisés qui s'en inspirent à leur propre façon. Le nouveau terrorisme deviendra de plus en plus privatisé, atomisé, voire individualisé, notamment avec des attentats comme ceux tentés par Faisal Shahzad à New York en mai 2009 ou perpétrés par Anders Behring Breivik en Norvège (76 morts) cet été. Et ce terrorisme-là est bien plus difficile à contrecarrer, tant au niveau des États visés qu'au niveau de la coopération internationale.
Selon vous, les USA auraient-ils pu éviter les attaques du 11-Septembre?
Je n'adhère pas aux théories de la conspiration, qui sont mal fondées et imprécises factuellement : après l’événement, on a pu déterminer avec quelque précision ce qui s'est passé ce jour-là. Ensuite, soulignons qu'Al-Qaïda avait très bien préparé son opération du 11-Septembre, y travaillant durant des années. C'était assurément son coup d'éclat. Il est vrai que des menaces diffuses concernant Ben Laden avaient été rapportées jusqu'au président Bush, notamment avec le mémorandum du 6 août 2001. Mais si les Américains avaient eu des informations précises concernant le commando de Mohammed Atta qui a perpétré les attentats, ils l'auraient arrêté. N'oublions pas, enfin, que nous faisons cette lecture 10 ans après. À l'époque, et c'est tous le legs de cette décennie perdue, nous étions dans une sorte d'innocence voire de nonchalance pré-11-Septembre.
Les nationalités au sein d'Al-Qaïda se diversifient. Doit-on s'attendre à une franchise en Europe?
Une franchise européenne a déjà été mentionnée par Al-Qaïda elle-même, en 2004 (attentats de Madrid) et en 2005 (attentats de Londres). Ceci dit, cette franchise n'a plus refait parler d'elle depuis. Je pense donc qu'il s’agissait potentiellement de cellules ponctuelles, formées spécialement pour ces attaques, du temps de "l'âge d'or" d'Al-Qaïda, où "Al-Qaïda-mère" était encore en mesure d'organiser ce type d'attaques coordonnées à partir de sa base en Afghanistan. Mais rappelons-nous aussi que la menace existe à tout moment, partout, et c'est la marque de fabrique de ce nouveau terrorisme que sa capacité à se projeter spatialement et temporellement de manière ouverte.
Vous dites que le terrorisme, c'est "en tout point, en tout lieu". La Suisse doit-elle se sentir menacée?
Tout à son extrémisme, le terrorisme n’est pas irrationnel, même si sa violence est aveugle. Les terroristes s'expriment sur un certain nombre de points et leur discours est orienté d'une manière qui peut être lue et décryptée. Al-Qaïda n'a pas menacé la Suisse. Elle ne s'est jamais exprimée en ce sens. La Suisse, de plus, n'a pas de politique étrangère qui ferait d'elle une cible de ce terrorisme. Néanmoins, comme tout État européen, il est important pour elle d'être toujours sur le qui-vive.
Un mot sur les révolutions du monde arabe. Changent-elles la donne?
On fait souvent l'amalgame, dans les analyses, avec le succès du Printemps arabe qui serait du coup un échec pour Al-Qaïda. Or, celle-ci ne s'est jamais vraiment impliquée dans ces sociétés arabes, paradoxalement. Elle est née en Afghanistan et Ben Laden est mort au Pakistan. Al-Qaïda est donc beaucoup plus présente dans ces territoires-là. Al-Qaïda a vraiment visé d'abord les États-Unis, puis d'autres États occidentaux, donc des lieux éloignés, spatialement, de son terrain initial. Préoccupées avant tout par l'autoritarisme prévalant dans leurs sociétés, les populations du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord ne se sont jamais reconnues dans ce discours terroriste. Je dirais que les injustices commises au nom du tout-sécuritaire instrumentalisé par certains de ces régimes durant ces dix ans auront nourri plus en avant l'amplification de la contestation, faisant le lit des révolutions.
Propos recueillis par Julie Mégevand