Chère SaFriz,
Merci pour cette intéressante question, et bravo pour avoir effectué plusieurs recherches préalables de votre côté.
Tout d’abord, il s’agit de retrouver la trace de l’émission de la RTS que vous aviez écoutée l’année passée. Pourrait-il s’agir d’une chronique en sept parties, intitulée "Comment faire une croix sous Jésus?", diffusée le 1 mars 2020 dans l’émission Hautes fréquences?
Dans le premier épisode de cette série, l’historien de l’art et théologien François Boespflug (de l'Université de Strasbourg) explique comment la crucifixion de Jésus aurait commencé à être représentée dans l’art chrétien surtout après l’interdiction de ce type de supplice par les empereurs Constantin et Théodose à la fin du IV siècle de notre ère. Selon lui, dès les années 420, plus personne n’aurait pu assister aux souffrances extrêmes occasionnées par ce type de châtiment, raison pour laquelle les représentations de la crucifixion de Jésus auraient à ce moment commencé à être utilisées comme symboles au sein des communautés chrétiennes. Mais François Boespflug ne laisse à aucun moment entendre que la crucifixion n’était pas pratiquée à l’époque de Jésus.
Il faut consulter l’état de la recherche sur la question pour se rendre compte que les choses sont un peu plus complexes. Avant toute chose, on peut rappeler qu’en français, "crucifixion" est le terme utilisé plus spécifiquement par les chrétiens pour parler du supplice de Jésus-Christ, et qu’il faudrait en réalité parler de "crucifiement" dans les autres cas, même si les deux termes tendent aujourd’hui à être confondus.
Le crucifiement, donc, était une méthode de mise à mort utilisée dans de nombreuses sociétés antiques et médiévales, notamment dans le monde romain. On parlait alors en latin de damnatio in ou ad crucem "condamnation à la croix", et en grec de anastaurôsis "suspension, empalement". Dans le monde antique, toutefois, ces termes étaient utilisés indifféremment pour parler de mise à mort par empalement ou par crucifiement au sens où on l’entend aujourd’hui (attacher ou clouer la victime à un support jusqu’à ce qu’elle meure d’asphyxie ou d’épuisement), ou encore pour parler de l’exposition d’un corps post mortem. Il semble également que les mots désignant à l’outil du châtiment proprement dit – en latin crux et en grec stauros – pouvaient aussi bien s’appliquer à un simple poteau qu’à un pilori avec une barre transversale (patibulum), formant une croix ou un "T".
Aujourd'hui, l’ensemble des historiens spécialistes de la question reconnaissent que Jésus a bien été mis à mort sur une croix, mais ils ne sont pas toujours d’accord sur le statut qu’avait ce châtiment dans le monde romain. Il s’agissait sans doute d’une forme de condamnation répandue, mais il n’est en revanche pas absolument certain qu’elle était particulièrement humiliante, même si elle semble avoir été réservée à celles et ceux qui n’étaient pas citoyens romains, tels que les esclaves et les étrangers. En fait, selon certains spécialistes, il serait même possible que ce soit surtout après l’adoption du christianisme comme religion de l’État romain par les empereurs Constantin et Théodose dans le courant du IV siècle de notre ère que le "crucifiement" en serait venu à désigner plus particulièrement le type de mise à mort infligé à Jésus tel que décrit dans les évangiles. Rappelons que c’est à cette même époque que le symbole de la croix chrétienne commence à rencontrer de plus en plus de succès, alors qu’auparavant les symboles chrétiens les plus courants étaient surtout ceux du poisson et du chrisme (un dessin associant les lettres grecques X et P, les premières du nom Christos). En revanche, contrairement à ce qu’affirme François Boespflug, tous les spécialistes ne s’accordent pas à penser que la pratique du crucifiement aurait été réellement abandonnée après son abolition par l’empereur Constantin au IV siècle de notre ère, mais que ce type de châtiment aurait malgré tout continué à être mis en œuvre pendant plusieurs siècles (on le retrouve notamment dans le monde arabo-musulman à l’époque des Omeyyades).
Après ces quelques éléments de réponse, on s’aperçoit donc que la question est complexe, surtout parce que le vocabulaire utilisé dans les sources antiques pour parler du crucifiement n’est pas aussi spécifique que le nôtre et ne nous permet donc pas de savoir exactement de quoi on parle. La recherche sur le sujet continue!
Bibliographie introductive:
-
François Boespflug, Crucifixion. La crucifixion dans l’art, un sujet planétaire, Bayard, 2019.
-
Felicia Harley, "Crucifixion in Roman Antiquity: The State of the Field", Journal of Early Christian Studies, 2019, vol. 27, n 2, pp. 303‑323.