Chère Lili,
Avant de te répondre, je te demande de bien vouloir excuser le retard avec lequel je le fais !
Ta question est fort intéressante mais aussi très complexe. Quel beau sujet de thèse elle ferait ! Elle nécessiterait un long développement – Qu’est-ce qu’une maladie ? Comment était-elle perçue aux différentes époques ? Quelle a été leur évolution ? - c’est pourquoi je ne peux que t’apporter quelques éléments de réponse.
Grâce, entre autres, aux poèmes homériques – l’Iliade et l’Odyssée – et aux textes des philosophes et des « médecins » - je pense à Hippocrate - nous savons quelles furent les « maladies » - du moins les symptômes qui les caractérisent - qui ont affecté les gens de l’Antiquité. Leurs causes leur étaient souvent inconnues, excepté pour les traumatismes – combats, accidents, sacrifices - , causes de « mort violente qui prédomine dans toutes les anciennes sources poétiques ou historiques », les autres morts étant dues à une « intervention divine ». Dans son ouvrage portant sur « Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale », Mirko Grmek, illustre historien de la médecine, montre bien la difficulté qu’il y a à traduire – au propre et au figuré – en termes médicaux actuels les états pathologiques décrits. Selon lui, « les régulations organiques et les réactions pathologiques du corps humain ont été dans le passé, en particulier du Néolithique à la fin de l’époque classique, les mêmes qu’aujourd’hui ». Il écrit encore que « S’il y a des différences entre les maladies dans la Grèce ancienne et dans le monde actuel, elles doivent provenir de l’inégalité des facteurs externes (alimentation, habitat, travail et loisirs, procédés thérapeutiques, etc.) et des modifications dans les relations entre l’homme, les germes pathogènes et leurs vecteurs ». Les changements dont parle Grmek concernent « surtout deux groupes de maladies : celles qui sont dues à des germes (virus, bactéries, protozoaires) et celles qui proviennent de l’environnement modifié par l’action de l’homme ». Comme on peut s’y attendre, dans le passé, l’impact du premier, celui des maladies infectieuses, a été le plus grand. N’oublions pas que les antibiotiques ne sont connus qu’à partir de la fin du XIXe siècle et que la pénicilline n’a été découverte qu’au début du XXe siècle !
De ce que je viens d’écrire, et sur la base des résultats de diverses études paléopathologiques, peut-on avancer, sans crainte de trop se tromper, que dans les temps antiques les maladies les plus redoutées – car leur origine et leur traitement étaient encore inconnus - étaient vraisemblablement les infections ? En ce qui concerne les temps préhistoriques, en l’absence évidente de tout témoignage « écrit », poétique, juridique ou philosophique !, je suis tentée de penser également que les infections – première cause de mortalité des populations anciennes – étaient aussi les « maladies les plus craintes », leurs causes étant souvent « invisibles ». Si l’on peut – et pouvait aussi dans le passé – établir un lien entre, par exemple, une blessure et l’infection – mortelle parfois – qu’elle provoque, il paraît moins évident de « comprendre » les dégâts engendrés par les maladies infectieuses, souvent épidémiques, comme le sont et l’ont été, en particulier, la tuberculose, la lèpre ou la syphilis, maladies qualifiées de « grandes tueuses dissimulées » par Grmek (Grmek, M. D. 1983. Les maladies à l’aube de la civilisation occidentale. Recherches sur la réalité pathologique dans le monde grec préhistorique, archaïque et classique. Paris : Payot).
Parmi les maladies infectieuses se trouvent évidemment les « pestes » - ou « pestilences » « fièvres aiguës épidémiques » selon Grmek, - « dont les terribles conséquences sont tellement foudroyantes et amples que leur rôle historique ne peut échapper à aucun observateur ». Conséquences effectivement terribles puisque les épidémies de peste, tout au long des siècles et à travers le monde, sont à l’origine de plus de 200 millions de morts. Ce sujet mérite quelques remarques. Il te donnera l’envie, je l’espère, chère Lili, de lire les ouvrages qui me servent de référence, en particulier ceux de Daniel Defoe et d’Albert Camus. Peut-être as-tu déjà lu ce dernier ?
Revenons à la peste ! Dès l’Antiquité on en trouve des descriptions avec la « Peste d’Athènes » qui sévit au Ve s. av. J.-C. Ce fléau – sous toutes ses formes – se retrouve tout au long de l’histoire des hommes avec des épidémies plus ou moins ravageuses. Parmi elles on doit évidemment citer la « Peste noire », peste bubonique, qui décima l’Europe au XIVe siècle, mais aussi, auparavant, la « Peste de Justinien » qui, au VIe siècle, toucha non seulement Rome mais aussi la Gaule et le Royaume franc. Elle est citée en ces termes par Grégoire de Tours : « Il y eut aussi durant cette année une grande épidémie dans la population : des maladies variées, des éruptions accompagnées de pustules et des tumeurs qui ont frappé de mort beaucoup de gens. Beaucoup cependant, en prenant des soins, y ont échappé. Nous avons aussi entendu dire que pendant cette année la peste inguinale a sévi durement dans la ville de Narbonne au point qu’on n’avait pas de répit quand on l’avait attrapée » (Grégoire de Tours. Histoire des Francs – Livre quatrième : De la mort de Théodebert Ier à celle de Sigebert Ier, roi d’Austrasie (547-575). 1980, Paris : Belles lettres, Coll. Classiques de l’Histoire). Il y eut dans les siècles qui suivirent la « Peste noire » de 1347, en divers pays, plusieurs résurgences plus ou moins violentes. Ainsi, au XVIIe siècle, la ville de Londres fut ravagée par une nouvelle épidémie. Lorsque la maladie réapparaît à Marseille en 1720, la terreur gagne les habitants de la Grande-Bretagne, ce qui incite Daniel Defoe - l’auteur de la « Vie et aventures de Robinson Crusoé » – à décrire superbement la « Grande peste de Londres de 1665 » dans son « Journal de l’année de la peste ». Il conclut « cette année de calamité par cette strophe : Affreuse peste à Londres fut, En l’an soixante et cinq : Cent mille personnes elle emporta, Quant à moi, pourtant, toujours je suis là ! » (Defoe, D. 1982. Journal de l’Année de la Peste. Gallimard, Folio classique). Il me paraît intéressant de relever que Genève ne fut pas épargnée puisque des épidémies la touchèrent aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Au mois d’août 1720, également lorsque la peste resurgit à Marseille, Genève s’apprêta à lutter contre le nouveau fléau et la « décision est arrêtée de construire deux lazarets de quarantaine, l’un à Châtelaine pour les marchandises, l’autre à Sécheron pour les personnes » (Wenger, A. 2003. Un règlement pour lutter contre la peste. Genève face à la grande peste de Marseille (1720-1723). Gesnerus, Revue suisse d'histoire des sciences et de la médecine, vol. 60 (1/2), 62-82). Enfin, comme l’a écrit Albert Camus, « Car il savait que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse » (Camus, A. 1947. La peste. Gallimard, Le livre de poche). La peste, malheureusement, est effectivement toujours présente puisque cet été encore elle a tué des habitants de Qinghai, zone tibétaine du nord-ouest de la Chine (il faut préciser qu’il s’agit dans ces cas de la peste pulmonaire, et non bubonique, qui ne se transmet pas par l’intermédiaire des rats et des puces).
On trouve dans les ouvrages de Camus et de Defoe de nombreux passages qui montrent bien la peur et le désordre que cette maladie suscita de tout temps. Toutes les descriptions relatives aux pestes qui se succédèrent mettent en évidence la crainte fondée qu’elles faisaient naître. Il devait en être de même pour les autres grandes infections même si les ravages n’en étaient pas aussi spectaculaires et n’entraînaient pas une mort aussi rapide. La tuberculose, par exemple, ne semait pas la terreur dans les populations anciennes alors qu’elle est l’une des maladies infectieuses les plus meurtrières qui les ont touchées.
Ainsi, je pense que de tout temps – sauf aujourd’hui où nous craignons aussi, par exemple, les lésions tumorales, ou encore les accidents cardio-vasculaires ! - les « maladies que l’on craint le plus pendant la préhistoire et au Moyen Age » étaient surtout les maladies infectieuses qui ont été, je le rappelle, la première cause de mortalité des gens du passé.
J’espère, chère Lili, avoir en partie répondu à ta question ! Enfin, puis-je te conseiller de relire, pour le plaisir, la fable de Jean de La Fontaine « Les animaux malades de la peste » ?