Merci Alf pour votre requête. Nous ne sommes pas certains de pouvoir trouver un exemple d'acte désintéressé, mais nous espérons qu'avec un peu d'analyse conceptuelle vous comprendrez pourquoi ce n'est pas aussi terrible que ça en a l'air.
Tout d'abord, posons sur la table la thèse selon laquelle tout acte est intéressé. Dans la première partie de votre question, vous liez correctement les actes intéressés (ou égoïstes) avec le fait que ceux-ci rapportent quelque chose à l'agent. Cela donne le raisonnement suivant :
P1. x est un acte intéressé si et seulement si l'acte de faire x apporte une satisfaction ou évite une frustration à S.
P2. Il n'existe pas d’acte pour lequel x n'apporte pas une satisfaction ou évite une frustration à S.
C. Donc, tous les actes sont intéressés.
Dans un sens trivial, nous sommes pleinement d'accord avec cet argument. En effet, lorsque Sam effectue une action (par opposition aux cas où Sam a le réflexe de cligner des yeux ou lorsque Sam fait des mouvements durant sa crise d'épilepsie), celle-ci est volontaire. Autrement dit, toute action est, par définition, quelque chose qui satisfait la volonté d'un agent. Certains philosophes, comme David Hume ou Donald Davidson, ont même analysé les actions en termes d'une combinaison entre croyances (prises dans le sens large du terme) et pro-attitudes (c'est-à-dire, tout type de motivations en faveur d'une action telle que les désirs, les émotions, les envies, …). Ainsi, si Sam lève sa main, il satisfait la pro-attitude liée à sa volonté de lever la main. En d'autres termes, P2 serait vrai par définition.
Toutefois, ce qui intéresse la plupart des gens au sujet de la thèse que tout acte est égoïste vient plutôt d'une considération d’ordre moral. Si un acte est intéressé, il n'est pas (complètement ou pas du tout) bon. Selon beaucoup de théories morales, le caractère louable ou blâmable d'un acte dépend des raisons d'agir d'un agent. De fait, nous ne voulons pas seulement savoir si Sam en levant la main a satisfait une pro-attitude, nous voulons savoir si le fait de satisfaire une pro-attitude entrait dans ses raisons de lever la main. Or, si les raisons de Sam de lever la main sont non pas simplement de saluer Maria mais d'obtenir un sourire de sa part (ce qui lui ferait plaisir), alors l'acte de Sam semble intéressé – et donc moins louable, voire pas du tout. En reformulant la thèse des actes intéressés, nous pouvons ainsi dire :
P1*. S agit de façon intéressée si et seulement si les raisons de S de faire x sont d'apporter une satisfaction (du plaisir, de la joie, du prestige social, etc.) ou d'éviter une frustration (du déplaisir, du remord, de l’opprobre social, etc.) à S.
P2*. Il n'existe pas d'acte pour lequel les raisons d'agir de S ne sont pas d'apporter une satisfaction ou d'éviter une frustration à S.
C. Donc, tous les actes sont intéressés.
Comme il est assez difficile de retracer les raisons pour lesquelles un individu fait quelque chose, il est difficile de démontrer la vérité ou la fausseté de cette thèse. Prenez le cas de Jésus. Le Christ aurait sacrifié sa vie pour sauver les pêchés de l'humanité et il semble l'avoir fait en raison de son amour pour celle-ci. Pourtant, il est toujours possible d'avoir une lecture prétendant qu'en réalité, les raisons d'agir de Jésus étaient intéressées – Jésus était un masochiste refoulé et adorait qu'on lui plante des clous dans les mains !
Certains philosophes, comme Emmanuel Kant, pensaient néanmoins que des actes désintéressés existent. Il croyait tenir un exemple avec le cas du philanthrope malgré lui. Mettons que Maria est une kantienne qui a passé la pire journée de sa vie – elle s'est fait voler son portefeuille, ses supérieurs la harcèlent et la police se fiche de son sort. Autant vous dire que Maria n'aimerait qu'une chose : rentrer chez elle ! Pourtant, en voyant une vieille dame tenter de traverser la rue, Maria lui vient en aide. Maria ne recherche aucune satisfaction personnelle, la seule raison qui la pousse à agir c’est son sens du devoir ! Pour Kant, Maria n'est pas seulement louable parce que ses raisons d'agir n'étaient pas intéressées, elle l'est d’autant parce qu'elle a dû lutter contre son désir de faire autre chose.
Bien sûr, comme dans le cas de Jésus, on pourrait argumenter que suivre son devoir est une raison qui apporte une satisfaction à Maria, sa raison directe d'agir n'est pas de satisfaire un désir, mais c'est sa raison indirecte – si elle agit par devoir, c'est bien parce qu'elle est, d'une certaine manière, satisfaite d'agir ainsi, soit notre premier argument et sa thèse trivialement vraie. Kant insiste néanmoins pour dire que le sens du devoir peut et doit être, dans l'idéal, totalement dissocié de la moindre satisfaction.
Pour notre part, nous sommes en désaccord avec Kant. Voici, par contraste, ce que pense Aristote :
« On n’est pas un véritable homme de bien quand on n’éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions, pas plus que ne saurait être jamais appelé juste celui qui accomplit sans plaisir des actions justes, […]. S'il en est ainsi, c'est en elles-mêmes que les actions conformes à la vertu doivent être des plaisirs. » [L'éthique à Nicomaque, 1099a 19-22]
Cette pensée a été reprise par le philosophe G.E. Moore. Selon lui, si x est une chose bonne en soi, alors c’est une bonne chose d'avoir une pro-attitude envers x. Si Maria aide la vieille dame à traverser et qu'elle le fait, comme le dit Kant, sans raison égoïste/intéressé et sans que cela lui apporte la moindre satisfaction, ce serait sous-optimal selon Moore, Aristote – et nous-mêmes ! Aussi aurions-nous envie de dire que tant que Maria n'a pas comme raison directe le fait d'agir pour des raisons intéressées, il n'est pas problématique et, au contraire, il est même plutôt réjouissant que Maria éprouve du plaisir à aider la vieille dame.
Pour donner une réponse à votre requête, il y a plein de cas concrets où même si on peut soupçonner que quelqu'un n’agit pas comme un kantien, ce n'est pas moralement problématique. À la suite d'un reportage à la télé, Rachid est touché par la destinée des miséreux qu'il a vu souffrir. Il fait alors un don à une association avec pour la raison directe qu'il est bon d'aider ces personnes – admettons que ce soit aussi vrai. Trivialement, Rachid satisfait une pro-attitude (un désir par exemple), comme dans toute action. Moins trivialement, Rachid ne semble pas être motivé par le prestige social ou l'envie de ne pas se sentir coupable. Dans notre histoire, faire un don pour la bonne cause procure de la satisfaction à Rachid. Or, ceci est optimal. Caché au fond de son inconscient, Rachid a peut-être agi indirectement ainsi parce que cela lui procure de la satisfaction de faire ce qui est bon (comme Jésus).
Nous serions alors prêts à accepter sans problème une telle thèse des actes intéressés, car la conséquence n'en serait pas un égoïsme généralisé, mais quelque chose d'à la fois Beau et Bon.