Merci Paulo pour cette question très intéressante.

La pratique générale consiste à traiter les animaux d’une manière et les humains d’une tout autre. Cette pratique étant assez bien acceptée, elle s’accompagne d’une morale populaire. L’exploitation des humains nous semble inadmissible, alors que nous admettons largement celle des animaux ; on dit des humains qu’ils sont tous égaux en droit et en dignité, là où les animaux sont traités en, et conçus comme, inférieurs ; les humains sont libres, quand la plupart des animaux sont contraints tant dans leurs mouvements que dans leurs comportements ; la vie des humains est jugée sacrée, celle des animaux insignifiante ; la souffrance des premiers doit être minimisée, tandis que celle des seconds est tolérée tant qu’elle nous permet de déguster de bons plats. On l’aura deviné, de cette morale dépendent les activités et domaines suivants : élevage et consommation de viande et d’autres produits d’origine animale, expérimentation animale et marché des cosmétiques ; dressage et cirques ; et la liste est longue. À des fins d’illustration, j’utiliserai l’exemple de l’élevage pour la viande, que j’appellerai ‘élevage’, par souci stylistique. Sentez-vous néanmoins libre d’appliquer le raisonnement à d’autres pans de l’exploitation animale.

La morale populaire de l’élevage a été critiquée par les philosophes de la manière suivante :

Prémisse1 :

Prenons deux êtres, A et B, et une pratique P. Si P est juste à l’égard de A, mais injuste à l’égard de B, alors il y a une différence entre A et B, et cette différence est pertinente du point de vue de la moralité de P.

Conséquence1 :

S’il est juste d’élever A, mais injuste d’élever B, alors il y a une différence entre A et B, et cette différence est pertinente du point de vue de la moralité de l’élevage.

Conséquence2 :

S’il est juste d’élever les animaux, mais injuste d’élever les humains, alors il y a une différence entre tous les humains d’une part et tous les animaux d’autre part, et cette différence est pertinente du point de vue de la moralité de l’élevage. Autrement dit, il y a une propriété pertinente du point de vue de la moralité de l’élevage possédée par tous les humains, mais par aucun animal.

Prémisse2 :

Les propriétés partagées par tous les humains et par aucun animal ne sont pas pertinentes du point de vue de la moralité de l’élevage.

Conséquence2 :

Soit il est juste d’élever les humains, soit il est injuste d’élever les animaux.

Prémisse3 :

Il est injuste d’élever les humains.

Conclusion :

Il est injuste d’élever les animaux.

Pour rejeter la conclusion d’un argument logiquement correct, il faut rejeter l’une de ses prémisses au moins. Notre argument étant irréprochable du point de vue de sa structure, la stratégie naturelle est ici de rejeter la Prémisse2. En effet, les philosophes acceptent unanimement la Prémisse1, qu’ils appellent ‘thèse de la survenance’ – si cette thèse n’était pas vraie, il serait tout simplement impossible d’avoir une discussion morale. Et qui préfèrerait nier la Prémisse3 plutôt qu’accepter la Conclusion ? À l’inverse, la Prémisse2 est, de prime abord, plutôt contre-intuitive. Après tout, les animaux sont moins intelligents, ils n’ont pas de morale, ni de langage. Les différences sont nombreuses, qui semblent nous conférer une valeur qui leur fait défaut.

Mais cette stratégie rencontre deux problèmes. Premièrement, elle manque sa cible. Pour rappel, notre Prémisse2 affirme que les propriétés partagées par tous les humains et par eux seuls ne sont pas pertinentes. Pour qu’elle soit vraie, il n’est pas nécessaire que tous les animaux soient similaires à tous les humains, ni même qu’ils possèdent, en moyenne, les capacités mentionnées dans la même mesure que les êtres humains. Il suffit que certains animaux possèdent chacune de ces capacités à un degré supérieur à certains humains. Et il est clair que beaucoup d’animaux remplissent cette condition. D’une part, certains humains, par déficience génétique ou suite à un accident, souffrent d’un handicap mental profond. D’autres, atteints de sénilité avancée, ou fraîchement arrivés parmi nous, sont également incapables des raisonnements les plus simples. D’autre part, certains animaux vastement exploités tels que les bovins et les porcins, si leur intelligence ne rivalise pas avec celle d’un philosophe ou d’une physicienne, montrent des capacités cognitives longtemps sous-estimées. En bref, beaucoup d’animaux sont plus intelligents que les humains les moins intelligents.

Deuxièmement, à la réflexion, il n’est pas vrais que nous jugions ces propriétés pertinentes quant à la moralité de l’élevage. En effet, si c’était le cas, nous élèverions et mangerions volontiers les handicapés mentaux profonds, les nourrissons, ainsi que les vieillards séniles. Nous hésiterions par contre à en faire de même avec nombre d’animaux.

Ces considérations n’ont pas découragé tous les défenseurs de nos pratiques : ‘Si les propriétés habituellement avancées en défense de l’élevage ne permettent pas de réfuter la Prémisse2, affirment certains, en voici une qui devrait faire l’affaire : la propriété d’être humain. Une chose est sûre, personne ne viendra nous expliquer que certains animaux sont plus humains que certains humains.’ Sûre ? Bizarrement, pas tant.

Cette nouvelle stratégie a l’avantage pragmatique, mais l’inconvénient théorique, d’être ambiguë. En effet, le terme ‘humain’ admet deux acceptions. Selon la première, lorsqu’on dit d’un x qu’il est humain, on veut dire par là que x est membre de l’espèce Homo Sapiens. Selon la seconde, on entend que x a des propriétés bien distribuées chez les membres de l’espèce humaine – le genre de propriétés que mentionne la section précédente. De cette distinction découlent huit interprétations de l’énoncé : ‘Les humains sont plus humains que les animaux’, dont deux seulement sont pertinentes pour notre discussion (cf. Appendice) :

(1) Tous les Homo Sapiens sont plus des Homo sapiens que tous les non-Homo Sapiens ; et

(2) Tous les Homo Sapiens sont plus intelligents, compassionnés, dignes de morale, que tous les non-Homo Sapiens.

Ce qui est sûr, c’est que personne ne niera (1). Par contre, comme nous l’avons vu plus haut, (2) est fausse : certains humains sont moins intelligents, sociables, capables de langage, de morale, de compassion, ... que certains animaux. Soyons charitables, et admettons que l’idée derrière l’objection à notre Prémisse2 est que l’appartenance à l’espèce Homo Sapiens est pertinente du point de vue de la moralité de l’élevage pour la viande. Deux types de considérations s’opposent à cette idée.

Premièrement, l’idée qu’une simple frontière biologique puisse justifier l’exploitation et la mise à mort remue de mauvais souvenirs – et des pensées plus actuelles, mais non moins désagréables. On voit mal comment l’appartenance à l’espèce humaine pourrait être pertinente, alors que l’appartenance au sexe masculin ou à la race blanche, par exemple, ne le sont clairement pas. (Inutile d’arguer qu’à la différence des espèces, les races n’existent pas. De même que l’appartenance d’espèce, la couleur de la peau est un fait biologique.) Discriminer sur la base de l’appartenance d’espèce en tant que telle nous compliquerait grandement la tâche de rejeter d’autres formes de discrimination.

Mais la pertinence de l’appartenance à l’espèce humaine aurait un autre genre de conséquences malheureuses. Imaginons la situation suivante :

‘Un steak extra’

Des extraterrestres ont débarqué d’une lointaine galaxie, avec les intentions les plus pacifiques. Ils ont montré une bonne capacité à s’intégrer, ce qui n’a rien d’étonnant, puisqu’ils sont tout à fait similaires aux êtres humains. À deux différences près, toutefois : de multiples tentatives, que certains ont qualifié de contre nature, ont démontré leur incapacité à se reproduire avec les être humains, et leur chair dégage une odeur des plus appétissantes.

Si l’appartenance à l’espèce humaine était nécessaire à x pour qu’il soit injuste d’élever x, il serait juste d’élever nos extraterrestres. Mais ce résultat est inacceptable : ce serait aussi injuste que de le faire avec n’importe quel immigrant ordinaire – c’est-à-dire très injuste. L’espèce n’est donc pas pertinente en elle-même.

Notez que ces objections s’appliquent aussi bien à la thèse selon laquelle il est injuste d’élever des humains, non parce que l’espèce humaine dispose d’un statut particulier tout court, mais parce qu’elle a vis-à-vis de nous un tel statut : celui d’être notre espèce. Cette thèse tire son apparente plausibilité de la plausibilité avérée de la thèse que nous avons des obligations particulières é l’égard des membres de notre famille, alors que notre famille ne bénéficie pas d’un statut moral particulier en tant que telle, mais seulement d’un statut particulier vis-à-vis de nous, parce qu’elle est notre famille. Le parallèle est frappant. Mais ici encore l’analogie avec le racisme est sans pitié. Si privilégier les membres de sa famille sur ceux qui n’en font pas partie semble parfois justifié, et en admettant que le même genre de favoritisme soit acceptable au niveau de l’espèce, pourquoi ne le serait-il pas au niveau de la race, qui constitue un degré intermédiaire ? En outre, l’expérience de pensée de l’invasion extraterrestre montre que le favoritisme est inacceptable à un niveau plus large que celui de la race. Le favoritisme serait acceptable au niveau de la famille, puis inacceptable au niveau de la race, à nouveau justifié à celui de l’espèce, pour enfin être exclu au niveau de la planète d’origine. C’est absurde. D’autant qu’il y a une bonne raison pour que le favoritisme soit appliqué au niveau de la famille et à aucun autre : une exigence d’impartialité totale nuirait aux rapports adultes-enfants, au bon fonctionnement desquels le noyau familial semble nécessaire, et avec lui une forme de partialité. En clair, les intérêts des membres de toutes les familles bénéficient de cette forme de partialité. À l’opposé, il est clair que personne ne bénéficierait d’une partialité de race, et que les animaux n’ont qu’à se plaindre de la priorité que nous accordons aux intérêts des membres de notre propre espèce. Enfin, même si favoriser, dans une certaine mesure, les membres de sa propre famille est jugé acceptable, élever des membres d’une autre famille par pure préférence gustative demeure profondément injuste.

Puisque les prétendues différences entre humains et animaux ne sont pas pertinentes quant à la moralité de l’élevage, et, pour certaines, ne distinguent pas tous les humains de tous les animaux, il semble que la Prémisse2 est vraie. Il est donc injuste d’élever les animaux pour leur chair.

De même qu’un comateux, un poulet ne bénéficiera pas de son intégration scolaire, ni du droit de vote. Puisque les bénéfices que l’un et l’autre ne peuvent pas tirer de ces activités sont pertinents quant à la question : ‘Doit-on leur permettre de les pratiquer ?’, ni les comateux ni les poulets n’ont le droit de vote ou celui d’intégrer une école. Beaucoup des traitements que nous réservons aux animaux sont pourtant plus proches du cas de l’élevage pour la chair que de l’exclusion scolaire, et tels que nous refuserions (à juste titre) de les infliger à des humains similaires quant à leurs capacités cognitives. La conclusion qui s’impose donc est que nous devrions mettre un terme à ces traitements.

Appendice :

Les huit interprétations de ‘Tous les humains sont plus humains que tous les animaux’, où ‘humain°’ = ‘membre de l’espèce humaine’, et ‘humain*’ = ‘doté de propriétés typiques des humains°’ :

(1) Tous les humains° sont plus humains° que tous les non-humains° ;

(2) Tous les humains° sont plus humains° que tous les non-humains* ;

(3) Tous les humains° sont plus humains* que tous les non-humains° ;

(4) Tous les humains° sont plus humains* que tous les non-humains* ;

(5) Tous les humains* sont plus humains° que tous les non-humains° ;

(6) Tous les humains* sont plus humains° que tous les non-humains* ;

(7) Tous les humains* sont plus humains* que tous les non-humains° ;

(8) Tous les humains* sont plus humains* que tous les non-humains*.

(2), (4) et (6) sont fausses ; (5) et (7) sont vraies ou fausses selon le degré d’humanité* requis pour être humain* ; et (8) est trivialement vraie. Aucune de ces interprétations n’est pertinente pour notre discussion, puisque nous parlons d’un traitement prétendument juste pour les non-humains°, mais injuste pour les humains°. Les interprétations qui nous intéressent sont donc (1) et (3) (respectivement, (1) et (2) dans le texte).