Cher Slimnature,
Merci de cette question dense et intéressante. D'une part, vous posez la question de l'utilité de la philosophie, d'autre part vous posez la question de l'évolution de son utilité, voire de la disparition de son utilité dans les « écoles » contemporaines (si de telles écoles existent, ce qui ne va pas de soi comme on le verra). Attaquons si vous êtes d'accord ces points dans cet ordre.
1. L'utilité est une valeur extrinsèque: un couteau est utile en vertu du fait qu'il permet de couper. Il faut distinguer valeur extrinsèque de valeur intrinsèque: on dit souvent des œuvres d'art qu'elles ont une valeur intrinsèque: elle sont belles, un point c'est tout, elles ne servent pas à d'autres buts (si l'on omet les collectionner ou les vendre, mais c'est une autre question). Cette distinction s'applique aussi à la philosophie. On peut dire qu'une valeur intrinsèque de la philosophie est d'acquérir une plus grande connaissance du monde. En tant qu'activité d'investigation rationnelle sur des questions telles que le sens de la vie, la nature des œuvres d'art ou les catégories fondamentales des choses qui composent la réalité, la philosophie nous permet de comprendre notre environnement plus ou moins immédiat. Dans ce sens, une valeur intrinsèque de la philosophie est épistémique (« episteme » signifie « connaissance » en grec ancien): c'est grâce à elle que nous accroissons notre connaissance du monde.
Mais la philosophie a-t-elle aussi une valeur extrinsèque, comme l'utilité? Oui. Dans cet autre sens, la philosophie n'accroît pas seulement notre connaissance du monde en tant que savoir, mais nous permet, à travers les moyens que nous mettons sur pied pour accéder à cette connaissance, d'atteindre d'autre buts.
Pour comprendre ces buts, permettez-moi d'introduire une seconde distinction, entre savoir et savoir-faire. Nous avons vu qu'une partie au moins de la valeur intrinsèque de la philosophie consiste dans l'acquisition d'un nouveau savoir, souvent d'ordre conceptuel. Mais l'activité philosophique ne se résume pas à cela, loin de là. Pour accroître notre savoir du monde, les philosophes échafaudent des systèmes, des théories, font des distinctions conceptuelles (comme je viens de le faire), clarifient et élucident des notions à la manière d'archéologues entreprenant des fouilles sur des fossiles de ptérodactyles. Le temps et l'énergie qu'ils dépensent pour cela se traduit par un savoir-faire particulier, que l'on peut appeler le savoir-faire philosophique, par comparaison au savoir philosophique d'ordre conceptuel.
Munis de cette seconde distinction, nous pouvons voir en quoi la philosophie a une utilité pratique. Le savoir-faire que les philosophes développent par confrontation à des problèmes tels que ceux que j'ai mentionnés est exploitable pour d'autres buts, dans des domaines indépendants de la philosophie. Vous trouverez-vous même les exemples pertinents. La méthode est simple. Imaginez des activités humaines pour lesquelles il est utile de savoir soit: faire des inférences, imaginer des solutions originales, imaginer des exemples, expliquer un concept, distinguer deux idées proches, etc. Et bien, pour chacune de ces activités, avoir développé son savoir-faire philosophique est précieux. Donc en plus d'avoir une valeur intrinsèque, épistémique, la philosophie a une valeur extrinsèque: elle est utile pour toutes les activités qui impliquent les actes que je viens de mentionner.
Pour ponctuer ma réponse à la première question, il est important de remarquer un lien important entre la valeur épistémique intrinsèque et l'utilité pratique de la philosophie. Étymologiquement, « philosophe » signifie « ami de la sagesse ». Quel est le rapport entre sagesse et savoir? Il semble évident que le savoir est nécessaire mais pas suffisant pour la sagesse. Que faut-il de plus? La sagesse est une vertu, une disposition à se comporter, disons, pour le bien du plus grand nombre. Or pour se comporter pour le bien du plus grand nombre, il peut être utile de savoir en quoi consiste le bien, et donc d'avoir un savoir au sujet du bien. Ainsi, dans ce sens particulier, la valeur épistémique de la philosophie peut s'avérer utile pour développer ses dispositions à faire le bien du plus grand nombre. Ainsi, la philosophie peut avoir une utilité éthique: permettre l'amélioration des vertus humaines. Les philosophes de l'antiquité l'avaient bien compris, et c'est un point de transition parfait pour aborder notre seconde question.
2. Est-ce que l'institutionnalisation de la philosophie aurait conduit à une perte de l'utilité de la philosophie, en particulier l'utilité éthique? En bref, la réponse est deux fois non. Comme j'ai déjà montré une raison pour la première de ces réponses dans ma présentation de l'application du concept de savoir-faire à la philosophie (et j'ajoute: telle qu'elle est enseignée aujourd'hui en Occident et ailleurs selon la tradition grecque), je terminerai sur la seconde question.
Dans la Grèce antique, il était courant pour un philosophe de (s'efforcer de) mettre en pratique les principes éthiques dont il prescrivait l'adoption, d'où l'idée de conjoindre sagesse et connaissance à laquelle j'ai fait allusion plus haut. On caricature souvent Épicuriens et Stoïciens en disant que les membres de ces écoles devaient s'efforcer de respectivement se satisfaire de peu et soutenir les aléas du destin. Bien que pittoresque, ceci exprime l'idée (vraie) suivant laquelle, à l'époque à laquelle vous faites allusion, plus précisément à l'âge d'or de la philosophie grecque (IV et V siècles av. J.-C), théorie et pratique tendaient à se confondre.
Or cette confusion (l'emploi n'est pas péjoratif) a progressivement été éliminée par une forme de professionnalisation de la philosophie comme discipline. Au fur et à mesure que les disciplines d'investigation rationnelle ont gagné en pédigrée et en importance dans les institutions humaines --gain évidemment corrélé au succès croissant de ces disciplines--, celles-ci se sont éloignées de la pratique pour se concentrer sur leur objet d'étude spécifique. Et ceci ne fait pas exception pour la philosophie. Comme toutes les autres disciplines, des contraintes parfaitement pragmatiques et simples (au fur et à mesure que croît le savoir, la vie est trop courte pour l'embrasser tout entier, entre autres) ont produit un autonomisation progressive de la théorie et de la pratique. En ce sens, oui, la philosophie contemporaine accorde moins d'importance à l'utilité éthique. Mais par ailleurs, la philosophie contemporaine a vu des progrès substantiels concernant l'éthique, qui est un de ses domaines phare. Mais elle n'en est qu'un des domaines, au même titre que l'esthétique et la métaphysique, pour catégoriser les questions mentionnées en 1.
Pour conclure, remarquez que je n'ai pas été explicite sur les institutions qui promeuvent, en occident en ailleurs, la philosophie issue de la tradition grecque, quand bien même cette notion de la philosophie sous-tend toute ma réponse --laquelle ne vaut évidemment pas pour les courants védiques, brahmaniques, tibétains, chinois ou japonais, qui mériteraient leurs propres répondants. J'ai parlé plus haut de la professionnalisation de la discipline en Occident et ailleurs. Cette professionnalisation, portée à bout de bras par les revues internationales et les universités, a un effet bénéfique sur la qualité de cette activité, tant pour des raisons économiques que communicationnelles ou méthodologiques. J'ajoute ici que ce phénomène, s'il est parfaitement normal et souhaitable pour le perfectionnement de toute discipline d'investigation rationnelle, ne doit pas être payé au prix d'une rupture avec le public. Et c'est bien pourquoi on peut saluer la mise sur pied de la plate-forme qui a permis que vous posiez votre question!