Lorsque les philosophes sont confrontés à une question, leur première tâche consiste souvent à clarifier les différentes interprétations de cette question. Ce travail de clarification est souvent essentiel. En délimitant ainsi un certain champ de discussion, il est censé éviter les malentendus qui viendraient inutilement brouiller les débats ultérieurs.
La question « est-ce mal de donner naissance à un enfant handicapé? » peut être comprise de différentes manières et nécessite précisément d’être clarifiée.
En premier lieu, nous pourrions penser que « mal » signifie blâmable dans cette question et qu’elle s’interroge dès lors sur le caractère blâmable de l’action de donner naissance à un enfant handicapé. Si nous comprenons la question de cette manière, i.e. en substituant « blâmable » à « mal », la réponse est (presque toujours) non : il n’est pas blâmable de donner naissance à un enfant handicapé dans la mesure où les parents ne sont (dans l’immense majorité des cas) pas responsables de cet événement. Considérer qu’une mère est blâmable d’avoir donné naissance à un enfant handicapé serait tout aussi injuste que de vous blâmer pour un événement météorologique sur lequel vous n’avez absolument aucune influence et dont vous n’êtes donc nullement responsable.
La seconde et principale ambigüité de cette question réside dans le fait qu’on ne sait pas pour qui il pourrait éventuellement être mal de donner naissance à un enfant handicapé.
Quand on évalue une situation particulière comme étant bonne ou mauvaise, cette évaluation est très souvent relative à un individu ou à un groupe d’individus, même si cela n’apparaît pas toujours de manière explicite dans cette évaluation. Par exemple, imaginez quelqu’un affirmant, à propos de la victoire de Rafael Nadal : « C’est vraiment une bonne chose qu’il ait gagné ce match». En entendant ces propos, vous saisirez immédiatement ses sous-entendus, c’est-à-dire, qu’il s’agit d’une bonne chose pour le locuteur, pour le peuple espagnol, ou éventuellement pour la fédération espagnole de tennis. Vous comprendrez également que le locuteur n’entend pas par là qu’il s’agit d’une bonne chose pour le perdant du match. L’évaluation: « C’est vraiment une bonne chose que Nadal ait gagné ce match», est implicitement relative à un individu ou à un groupe d’individus. Elle n’est pas générale comme le manifeste le fait qu’il ne s’agit pas d’une bonne chose pour tout le monde : il ne s’agit pas d’une bonne chose pour le perdant du match.
Considérons maintenant la question : « est-ce mal de donner naissance à un enfant handicapé? » à la lumière de cette seconde remarque. Comme nous venons de le relever, la portée d’une telle question peut être soit générale soit relative à un individu ou un groupe d’individus.
Si nous attribuons une portée générale à cette question, elle consiste alors à demander si la naissance d’un enfant handicapé est un mal en-soi, c’est-à-dire un événement qui serait universellement mauvais quelques soient les circonstances particulières qui l’entourent, les individus concernés etc. Certains événements ou certains actes méritent probablement d’être considérés comme des maux en eux-mêmes —pensez à des actes de cruauté gratuite sur des êtres humains, par exemple— mais ce n’est, avec certitude, pas le cas d’un événement comme la naissance d’un enfant handicapé.
Admettons maintenant que la portée de la question est relative. Si tel est le cas, avant de songer à y apporter une réponse, il faudra déterminer pour qui il pourrait éventuellement s’agir d’une mauvaise chose de donner naissance à un enfant handicapé ? Sommes-nous en train de nous demander s’il s’agit d’un mal pour la mère, pour l’enfant lui-même, pour la société dans laquelle cet enfant grandira?
Le problème c’est qu’une fois cette précision apportée, de nouvelles précisions s’avèrent nécessaires. Il semble que la réponse dépende cette fois de certaines circonstances particulières qui peuvent être relatives à la situation de la mère, à la gravité du handicap, à l’encadrement des personnes handicapées dans les pays concernés, etc. Il est indéniable —certains témoignages l’attestent— que la naissance d’un enfant handicapé n’est pas une mauvaise chose pour certaines mères. Mais il est aisément concevable que celui puisse être considéré comme un mal pour certaines d’entre elles dans des circonstances particulièrement difficiles. La nécessité de préciser les circonstances particulières à chaque cas pour pouvoir trancher de manière légitime suscite un problème pour le philosophe. Comme la majorité des chercheurs, l’objectif de son enquête est l’énonciation de principes généraux et non la décision sur les cas particuliers. Comme nous avons tenté d’en faire la démonstration ici, son rôle se situe alors en amont : il est responsable de fournir les outils théoriques et les clarifications préalables à une décision claire et argumentée.