En bref: oui et oui, mais ce n'est pas toujours facile!
Une petite précision avant d'entrer en matière: la question "peut-on émettre un jugement objectif sans être expert?" peut vouloir dire "a-t-on le droit de ..." ou "est-il possible de ...". Je suppose que la question posée est la seconde: est-il possible d'avoir un jugement objectif sans être un expert?
Un jugement (ou une affirmation) peut être évalué suivant plusieurs dimensions: vrai ou faux, sincère ou non, justifié ou non, plus ou moins compétente, et peut-être d'autres encore. Supposez qu'un(e) employeur(se) affirme que son employé(e) a pris de l'argent dans la caisse. Son affirmation est vraie si l'employé(e) a pris de l'argent dans la caisse; elle est fausse sinon. Elle est sincère si l'employeur(se) croit vraiment que l'employé a pris dans la caisse. Mais elle est insincère s'il le dit sans le croire. (Par exemple, s'il le dit pour déstabiliser l'employé ou pour trouver des raisons de le licencier.) Sincérité et vérité ne vont pas toujours ensemble: une affirmation peut être sincère mais fausse, et parfois même insincère mais vraie. Il se peut que l'employeur(se) invente l'histoire pour faire licencier l'employé(e), mais qu'il se trouve en même temps que l'employé(e) a vraiment pris dans la caisse.
Mais il n'y a pas que la sincérité et la vérité qui comptent. D'autres choses importent, notamment ce que je vais appeler la justification et la compétence.
La justification consiste en gros à affirmer sur la base de bonnes raisons - des faits connus, pertinents et suffisants. Si l'employeur(se) affirme sur la base du fait qu'après décompte, il manque de l'argent dans la caisse, et que l'employé(e) était le(la) seule à avoir accès à la caisse, alors son affirmation est justifiée. Par contre, elle n'est pas justifiée si il ou elle accuse l'employé(e) sur la base du fait qu'il ou elle lui paraît antipathique, ou qu'il ou elle a rejeté ses avances, ou qu'il ou elle a un signe astrologique associé à la malhonnêteté - parce que ses raisons ne sont pas pertinentes. De même, elle n'est pas justifiée si l'employeur(se) n'a pas trouvé que de l'argent manquait, mais accuse sur la simple base du fait que l'employé(e) a déjà été accusé(e) de prendre dans la caisse dans un emploi précédent - parce que même si sa raison est dans une certaine mesure pertinente, elle n'est pas suffisante. Enfin, elle n'est pas justifiée si l'employeur(se) affirme parce qu'il ou elle est convaincue qu'il manque de l'argent et que l'employé(e) était la seule à avoir accès à la caisse, mais sans que ce soient là des faits qu'elle connaisse: si il ou elle n'a pas fait le décompte et n'a aucun moyen de savoir qui avait accès à la caisse. En résumé: la justification consiste à former un jugement qui est bon au regard des éléments connus, pertinents et suffisants dont on dispose.
Comme tout lecteur de romans policier le sait, les affirmations justifiées ne sont pas forcément vraies ni sincères, et inversement. L'employé(e) qui se base sur des calculs astrologiques peut être complètement sincère, son affirmation est injustifiée. Et elle est injustifiée même si il se trouve, par (mal)chance, l'employé(e) a pris dans la caisse. De même, il se peut que tout accuse l'employé(e), de sorte que les accusations de l'employeur(se) soient justifiées, mais que l'employé(e) soient en réalité innocent(e). Il y a six combinaisons possibles (vrai, justifié et sincère; vrai, justifié et insincère, etc.): je vous laisse imaginer des exemples!
Le dernier aspect est important pour notre question: la compétence. On peut connaître plus ou moins d'éléments pertinents sur une question. Par exemple, imaginez que l'employeur(se) sache deux choses: il manque de l'argent, et l'employée était la seule à avoir accès à la caisse. Et imaginez qu'un(e) inspecteur(rice) en sache beaucoup plus: il ou elle connaît les faits et gestes de l'employé(e) minute par minute (grâce à une caméra de surveillance), et a examiné la caisse de près, découvrant que certains billets avaient tendance à se bloquer dans une partie cachée du tiroir. Dans ce cas-là, l'inspecteur(rice) est plus *compétent* pour affirmer si l'employé(e) a pris dans la caisse. Il a plus d'éléments pertinents pour faire une affirmation.
La compétence est une affaire de degré, et elle est distincte de la justification. La justification consiste à affirmer correctement *au vu des éléments dont on dispose*. La compétence consiste à *disposer de meilleurs éléments*. Par ex, il se peut que, *au vu des éléments dont il ou elle dispose*, l'employeur(se) soit complètement justifiée à accuser l'employé(e). Mais cela n'empêche pas que l'inspecteur(rice) est plus compétente. Inversement, le fait que l'inspecteur(rice) est plus compétente n'implique pas que son affirmation sera plus justifiée. Il se peut en effet que l'inspecteur ne tire pas la conclusion correcte des éléments dont il ou elle dispose: il ou elle pourrait accuser l'employé, alors qu'il dispose d'éléments qui l'innocente. En ce cas il ou elle serait compétente mais formerait un jugement injustifié.
Un jugement peut donc être vrai, sincère, justifié, et/ou compétent - mais ce sont là des dimensions qu'il faut distinguer. Maintenant, la question posée est de savoir s'il est "honnêtement possible de porter un jugement de manière objective" sur une question sans être un expert. Et de savoir s'il est possible d'être vraiment "objectif". On parle souvent d'être "objectif", mais qu'est-ce que cela veut dire? Ce n'est pas entièrement clair; mais à mon avis l'idée est en gros: sincère et justifié. Supposez qu'un enfant ait dessiné mon portrait; j'affirme qu'il est ressemblant - alors qu'en réalité je ne le trouve pas ressemblant du tout, et me demande pourquoi l'enfant m'a affublé d'une coiffure de punk et d'oreilles géantes. Alors mon affirmation n'est pas "objective". Pour être objectif, il faut au moins être sincère. Supposez maintenant que ce soit mon propre enfant qui dessine mon portrait; les parents étant ce qu'ils sont, je ne remarque pas du tout les oreilles géantes et les cheveux en haie de jardin, mais m'émerveille d'yeux presque circulaires et d'une moustache vaguement plausible. J'affirme en toute sincérité que le portrait est ressemblant; mais mon jugement n'est toujours pas "objectif" parce qu'il n'est pas justifié. Donc être "objectif", c'est au moins être sincère et faire une affirmation justifiée. Est-ce qu'être "objectif" requiert de faire une affirmation *vraie*? Je ne crois pas. Supposez qu'une médecin regarde la feuille de température d'un patient; elle indique 39°C; elle affirme "le patient a de la fièvre". Supposez qu'en fait l'infirmier ait mal effectué la mesure - en fait le patient a 37°C et n'a pas de fièvre. Est-ce que l'affirmation du médecin n'était pas "objective"? Il me semble que si. Elle était parfaitement objective - parce que sincère et justifiée -, même si elle s'est avérée fausse.
Est-il possible de porter un jugement objectif sur une personne ou un travail sans être un expert (sur ce que fait la personne en question)? Certainement! Supposez que j'engage un plombier pour installer une nouvelle douche. A peine a-t-il claqué la porte que j'entends un chuintement provenant de la salle de bain. Le sol se recouvre progressivement d'eau et des fuites commencent à percer à plusieurs endroits. En moins d'une heure mon appartement ressemble à une pataugeoire. Je juge que le plombier n'a pas fait son travail correctement. Est-il possible pour moi de porter ce jugement objectivement, alors que je n'ai aucune compétence en plomberie? Clairement, oui. Mon jugement est sincère, et il est amplement justifié au vu des éléments dont je dispose! Si j'étais plus compétent en plomberie, je pourrais porter un jugement plus compétent - je pourrais peut-être comprendre exactement ce qui a mal tourné, et exclure encore plus clairement la possibilité que quelqu'un d'autre soit responsable des fuites. Mais cela n'empêche pas mon jugement d'être objectif: sincère et amplement justifié.
Plus généralement, est-il réellement possible d'être objectif? Sans aucun doute! Supposez que j'ai deux billes dans une trousse. On me demande combien j'ai de billes dans mon sac. Je l'ouvre, je compte: 1, 2. Je réponds: j'ai deux billes. Mon jugement est sincère, justifié, et vrai. Il est indiscutablement objectif. Il est donc parfaitement possible d'être objectif.
Possible, sans aucun doute. Par contre, ce n'est peut-être pas *toujours* possible, et ce n'est certainement pas toujours facile.
Pas toujours possible: il y a peut-être des questions pour lesquelles il n'y a pas de réponse vraie ou fausse. Par exemple, on peut se demander s'il y a une réponse vraie à des questions comme: "est-ce que les huîtres, c'est délicieux?", "est-ce que Jim Carrey est amusant?", ou "est-ce que la natation synchronisée, c'est beau?". S'il n'y en a pas, il n'y a probablement pas de jugement à porter sur ces sujets qui soit "correct" ou "incorrect" au vu des éléments dont quelqu'un dispose. Et s'il n'y a pas de jugement correct au vu des éléments dont on dispose, il n'y a pas de jugement justifié ou injustifié - donc pas de jugement objectif. Cela étant dit, les questions irrémédiablement "subjectives" ne sont peut-être pas aussi répandues qu'on a tendance à le penser. Par exemple, porter un jugement sur qui est le meilleur joueur de football au monde est peut-être irrémédiablement "subjectif". Mais il est parfaitement objectif d'affirmer que Messi est meilleur que moi. De même, la question de savoir si des taxes progressives (un pourcentage plus élevé pour les plus riches) sont plus justes que des taxes proportionnelles (même pourcentage pour tous) est peut-être irrémédiablement "subjective". Mais il semble parfaitement objectif d'affirmer qu'un système inversement proportionnel ou une taxe sur les gens dont le prénom commence par "P" seraient injustes.
Pas toujours facile: il y a quantité de questions sur lesquelles, même si une réponse objective serait en principe possible, elle est difficile. Les questions sur lesquelles il est facile d'être objectif sont nombreuses - combien j'ai de billes dans mon sac; quel temps il a fait cet après-midi; le feu est-il rouge ou vert. Mais précisément parce qu'il est facile d'être objectif, on y prête peu attention. Par contre, celles où il est difficile d'être objectif sont celles qui attirent toutes notre attention: ce sont celles qui requièrent un effort et qui suscitent débat. Lorsqu'on se concentre sur elles et qu'on oublie les autres, alors on vient facilement à se demander s'il est même possible d'être objectif. Les exemples sont foison et bien connus des psychologues. Il est difficile d'être "objectif" à propos des choses dans lesquelles nous sommes impliqués personnellement et émotionnellement: nos enfants et leurs dessins, nos propres aptitudes, notre honnêteté, notre rectitude morale, notre travail. On cite souvent ces études qui montrent que 80% des universitaires pensent que leur travail est de meilleur qualité que la moyenne - ce qui implique mathématiquement qu'un grand nombre se surévaluent! Il en va de même quand il s'agit d'évaluer des gens perçus comme étrangers, ennemis ou compétiteurs. Et toutes sortes de biais peuvent affecter nos jugements. Les stéréotypes associés au sexe ou au groupe social sont une source connue de biais. De nombreuses - et déprimantes - études montrent qu'un même CV est jugé différemment s'il porte le nom d'un homme, d'une femme, ou s'il porte un nom ou une adresse qui qui évoque une appartenance ethnique particulière. Jean sera évalué comme "compétent et prometteur", Jeanne comme "diplômée mais devant encore faire ses preuves". Et ces influences sur nos jugements peuvent se faire entièrement à notre insu: il sont aussi forts chez les gens les plus honnêtes et les moins racistes ou sexistes imaginables, y compris chez les femmes ou membres de minorités concernés. Cela ne veut pas dire que les jugements en question sont complètement subjectifs et arbitraires: les évaluateurs ne sont pas influencés par des stéréotypes au point de ne plus faire la différence entre un bon et un mauvais CV. Mais cela montre qu'il est difficile d'être parfaitement "objectif" - et ce, malgré toute la bonne volonté et l'effort du monde.
Il ne fait donc pas de doute qu'il y a quantité de questions - et tout particulièrement de questions qui nous tiennent à coeur - sur lesquelles il est difficile, voir impossible, d'être parfaitement "objectif". Cela ne doit toutefois pas masquer le fait que sur d'autres questions, il est possible et souvent facile d'être "objectif". Et même là où il est difficile d'être "objectif", il y a souvent des moyens indirects de le devenir, en remplaçant des questions sur lesquelles il est difficile d'être "objectif" par d'autres où il est plus facile de l'être. Certaines techniques sont bien connues: auditionner les violonistes derrière un écran; évaluer des copies ou des CVs anonymement; évaluer sur la base de résultats mesurés plutôt que d'une impression personnelle. Il n'y a pas de solution miracle qui nous rendrait capables d'être "objectifs" sur quelque sujet que ce soit. Mais il y a beaucoup de moyens qui nous permettraient de l'être beaucoup plus que nous ne le sommes.