C’est un terme qui a de multiples significations. Quand je dis: «Je suis libre d’aller au cinéma ce soir», cela signifie que je n’ai pas d’obligation qui m’en empêcherait; quand un détenu élargi s’écrie: «Je suis enfin libre», il veut dire qu’il n’est plus contraint physiquement et qu’il peut faire ce qu’il lui plaît. Lorsqu’un dissident revendique la liberté d’expression, il entend par là que personne – et avant tout l’État – n’a le droit de l’empêcher de s’exprimer comme il l’entend. Quand un juge reproche à un prévenu de s’être comporté de manière illégale et lui affirme qu’il était libre d’agir différemment, c’est pourquoi il est responsable de ce qu’il a fait, il peut vouloir dire que le prévenu, comme tout être humain, est doué du libre arbitre, qu’il n’est donc pas soumis au destin ou au déterminisme naturel.
La liste des significations de ce terme n’est pas close par là. Philosophiquement, je pense que deux acceptions de ce terme sont importantes. D’abord celle des libertés (et notamment la liberté d’expression) sont un sujet de philosophie politique central depuis l’avènement du libéralisme et la proclamation des droits de l’Homme. Et ensuite celle du libre arbitre. C’est ce dernier point que je vais développer un peu.
Quand quelqu’un agit, il a habituellement l’impression qu’il aurait pu ne pas agir, ou qu’il aurait pu agir différemment. Lorsque ce n’est pas le cas, c’est qu’il subit une contrainte (par exemple, un malfrat le menace avec un pistolet, vociférant: "La bourse ou la vie!") Depuis la nuit des temps, les philosophes se sont toutefois demandés si cette impression n’était pas trompeuse. En effet, pour les Anciens, l’être humain est soumis à un destin inflexible; pour les théistes (ceux qui croient en l’existence d’un dieu unique et tout-puissant), la divinité a tout prévu, y compris notre destin après la mort (Calvin appelait cela: préscience et prédestination); pour les Modernes, l’être humain est une partie de la nature, elle-même soumise aux lois rigoureuses de la physique, qui ne souffrent d’aucune exception. Bref, si nous avons l’impression d’être libres, ce serait une illusion, car le déterminisme règne partout.
Ceux qui soutiennent cette position au plan philosophique ont pour nom: déterministes durs. Pour eux, le déterminisme est vrai et le libre arbitre n’existe pas. Ainsi, au sens strict, nous ne sommes pas responsables de nos actes, puisque nous n’aurions pas pu agir différemment que ce que nous avons fait. D’autres philosophes estiment que la responsabilité et le libre arbitre ne peuvent être ainsi abandonnés, le coût social et moral en serait dramatique. Ils ajoutent que, d’ailleurs, nous n’avons aucune bonne raison de le faire et que c’est plutôt le déterminisme qui est une position discutable. Ce sont les libertariens; pour eux, les actions de l’être humain échappent au déterminisme; en ce sens, elles sont spéciales.
Déterministes durs et libertariens sont des positions incompatibilistes: elles considèrent que nous sommes en présence de deux thèses opposées, le déterminisme et le libre arbitre, et qu’il est donc nécessaire d’en abandonner une au profit de l’autre. Mais un troisième groupe de philosophe marque son désaccord avec cette manière de voir: ce sont les compatibilistes ou déterministes doux.
Selon eux, la conception scientifique du monde est globalement correcte et les actions humaines n’ont rien de spécial. Pourtant, vu que nous distinguons très bien un acte intentionnel, effet d’un libre choix, d’un acte compulsif ou exécuté sans notre participation, il apparaît que l’expression "agir librement" a deux sens différents. Étant soumis au déterminisme physique, nous n’avons pas ce pouvoir en un certain sens, mais tant que nous ne sommes pas soumis à une contrainte ou à une compulsion, nous avons ce pouvoir en un autre sens. Comme l’a exprimé de nos jours Stephen Morse, il faut distinguer un point de vue interne et un point de vue externe aux pratiques morales et juridiques. Le point de vue externe est métaphysique; pour lui l’être humain ne peut être libre que si le déterminisme physique est faux en ce sens que l’action humaine lui échappe. Le point de vue interne est moral et légal; pour lui l’être humain est libre aussi longtemps qu’un certain type de cause ne préside pas à son action. Mais quel type de cause? Le type de cause qui justement empêche l’action d’être libre, c’est-à-dire qui la contraint.
Adopter le compatibilisme implique donc que l’on nie l’existence du libre arbitre au sens que lui donnent les libertariens et qui pour eux est une condition nécessaire de l’imputation de responsabilité. L’existence de ce libre arbitre-là est une illusion – à dire vrai, c’est plutôt une erreur, car il s’agit d’un concept qui dépend d’une théorie (le libertarisme) qu’on peut très bien abandonner, et non pas d’un élément nécessaire de notre appréhension de nous-mêmes. Il est donc faux de croire qu’on a besoin du libre arbitre libertarien pour la responsabilité.
À mon sens, la réponse compatibiliste est la plus satisfaisante. Ainsi la réponse la meilleure à la question de savoir ce qu’est la liberté est de dire que c’est la capacité de l’être humain à agir de lui-même, lorsqu’il ne subit pas de contrainte.