Très bonne question, qui peut être interprétée de deux manières, selon ce qu’on entend par "raison". D’abord, on peut se demander ce qui explique que nous tombons amoureux, quelle est la cause de notre sentiment, de la même manière qu’on peut se demander ce qui explique que nous ayons soif, quelle est la cause de notre sensation.
Cette question est assez compliquée, car aucun facteur ne semble causer à lui seul le sentiment amoureux. Au contraire, de nombreux facteurs paraissent pertinents, notamment des facteurs évolutionnaires (l’amour a peut-être contribué à la survie de nos ancêtres), des facteurs culturels et sociaux (notre appartenance culturelle détermine en partie de qui nous tombons amoureux) et, bien sûr, des facteurs personnels (tels que nos intérêts, nos besoins, nos goûts, nos projets, et nos désirs). Il y a aussi des choses intéressantes à dire des processus cérébraux mobilisés dans le sentiment amoureux – ce qui se passe dans notre cerveau quand nous tombons amoureux.
Le terme "raison" n’a toutefois pas toujours le sens d’explication. Il y a parfois un sens normatif. Lorsqu’on nous demande « pourquoi » nous avons agi d’une certaine manière, par exemple, on ne nous demande pas d’expliquer notre comportement; on nous demande de le justifier. En gros, on nous invite à montrer que notre comportement était rationnel, qu’il n’était pas complètement arbitraire. Selon la seconde interprétation du terme "raison", la question est de savoir ce qui justifie que nous tombions amoureux de certaines personnes.
Note que cette question n’a aucun sens au sujet de la soif: on peut expliquer la soif, mais on ne peut pas la justifier. Mais alors, l’amour est-il, comme la soif, quelque chose que l’on peut seulement expliquer ou, comme les comportements, quelque chose que l’on peut aussi justifier ?
À ce sujet, les philosophes ne sont pas d’accord. Certains situent l’amour en dehors du domaine du rationnel. Selon eux, lorsque nous tombons amoureux de quelqu’un, nous n’avons aucune raison – au sens de justification – d’aimer cette personne plutôt qu’une autre. Nous l’aimons parce qu’elle est physiquement proche de nous, parce que nous avons des choses en commun, et parce que notre cerveau est sujet à certaines réactions chimiques. Tout cela explique notre sentiment, mais – semble-t-il – ne le justifie pas. Certains philosophes ne sont pas aussi sceptiques à l’encontre des raisons (comme justifications) d’aimer. Après tout, nous nous demandons souvent ce que nous trouvons chez la personne que nous aimons. Ce faisant, nous ne nous demandons pas ce qui a causé notre sentiment amoureux, mais ce qui justifie que nous accordions notre amour à cette personne. Heureusement, dans la plupart des cas, nous pouvons identifier quelque chose de positif chez la personne que nous aimons (son intelligence, son humour, sa générosité, sa beauté). Peut-être que ces qualités justifient alors notre amour pour elle. L’ennui est qu’on les retrouve souvent chez d’autres personnes. Dans ces conditions, ne devrions-nous pas aussi tomber amoureux de ces autres personnes? Les philosophes qui pensent que l’amour peut non seulement s’expliquer mais également se justifier doivent répondre à cette question, ce qu’ils ne sont pas encore parvenus à faire de manière complètement satisfaisante.