S'ensuit-il alors qu'en achetant un morceau d'emmental nous achetions en réalité deux sortes de choses: la matière comestible et les petites portions de vide qui l’accompagnent? Bien sûr, nous ne pouvons pas prendre le fromage et laisser les trous chez l'épicier, tout comme nous ne pouvons manger le fromage et garder les trous pour plus tard. Pourtant, lorsque nous mangeons du fromage, il est certain que nous ne mangeons pas de trous. N'est-ce pas?
Une tranche d’emmental est pleine de mystères métaphysiques. À la fin des années 1920, Kurt Tucholsky réfléchissait à la question "D'où viennent les trous dans le fromage?" Il y a fort à parier que la plupart d'entre nous ne sauraient quoi répondre. Toutefois, ce n'est qu'un début. Le vrai mystère n’est pas de savoir d'où viennent les trous, mais d'abord de savoir s'il y en a. Après tout, les trous sont des exemples paradigmatiques d'absences, de non-entités, de riens, de choses qui n'existent pas. Comme le dira Tucholsky lui-même quelques années plus tard: "Il n'y a de trou que là où il n’y a rien." Seul un philosophe austère oserait peut-être douter de la réalité du fromage que nous mangeons et de celle des autres objets. Mais peut-on sérieusement admettre la réalité des trous?"
Achille Varzi, "Qu’est-ce qu’un trou dans l’emmental?", tiré du livre Aristote chez les Helvètes, Ithaque, 2014