Eric Bergkraut a collaboré sur ce film avec Thérèse Obrecht,
ancienne correspondante de la TSR à Moscou. Il se dégage de leur
travail un parfum de fascination pour l'intrépide pourfendeuse du
pouvoir russe que fut Anna Politkovskaïa (voir interview de
Thérèse Obrecht ci-dessous). Cette femme d'exception aura,
malgré les menaces et les attaques physiques, dénoncé jusqu'au bout
les atrocités commises en Tchétchénie.
Une vie en sursis
Divers intervenants témoignent dans "Lettre à Anna" de leur
relation avec la journaliste. Parmi eux, les enfants d'Anna, Vera
et Ilia, ou encore sa soeur, manifestent leur admiration pour le
courage de cette femme, et leur volonté de partager leurs souvenirs
afin que le combat continue. Anna Politkovskaïa se savait traquée
et perpétuellement menacée. Comme le relève le réalisateur: En
Russie, "critiquer le pouvoir, c'est risquer sa vie".
Le péril encouru n'avait que peu de poids en comparaison du
malheur des réfugiés tchétchènes, pour qui elle représentait
souvent le dernier espoir de faire entendre leur voix. Le rédacteur
en chef du journal "Novaia Gazeta", Dimitri Mouratov, révèle
d'ailleurs que l'expérience d'Anna Politkovskaïa en Tchétchénie
l'avait changée en tant que femme, comme si sa fraîcheur s'était
envolée et que rire était devenu pour elle futile. Dûre avec ses
collègues de travail, elle était d'une douceur infinie avec ces
gens persécutés par l'état russe.
La vérité à tout prix
Aujourd'hui, cette guerre de Tchétchénie est finie, mais il
n'est pas sûr que la situation se soit beaucoup améliorée. Anna
Politkovskaïa pointait aussi bien du doigt les agissements
horribles de l'armée russe, dont un officier lui a donné des
preuves filmées, que son alternative actuelle, une Tchétchénie
dirigée par le terrifiant Ramzan Kadirov. Thérèse Obrecht confirme:
"On a mis un criminel à la tête de l'état tchétchène (...). Je n'ai
jamais compris cette stratégie".
Dans le film, la journaliste affirme d'ailleurs ne plus pouvoir
parler de la situation tchétchène à ses proches, car pour elle, "la
société rejette ces informations". Cela ne l'a pourtant pas arrêtée
dans son travail, elle qui voulait plus que tout "dire la vérité",
quitte à y jouer sa vie, jusqu'à l'inévitable.
Et l'inévitable survient le 7 octobre 2006. Les tentatives pour se
débarasser d'Anna Politkovskaïa avaient jusqu'alors échoué, mais
c'est sous les feux d'un mystérieux assaillant qu'elle tombe, au
bas de son immeuble. Pour l'heure, les coupables, qu'ils soient les
commanditaires ou les exécutants, n'ont pas encore été formellement
identifiés. Le travail de la justice russe reste plus que
discutable (voir encadré), mais par delà de cette
enquête survivent les traces d'un travail brillant et téméraire.
"Lettre à Anna" rend bien compte de la force d'une femme, dont
l'ombre continue de planer dans cette Russie finalement si
lointaine.
Vincent Darbellay/tsrinfo
Enquête ou farce?
Des nouvelles parviennent régulièrement au sujet de l'enquête sur la mort d'Anna Politkovskaïa.
Fin mars 2008 encore, le parquet russe affirmait avoir identifié l'exécutant direct du crime et prétendait que "toutes les mesures nécessaires à l'arrestation de cet individu étaient mises en oeuvre."
Pourtant, le sérieux de cette enquête est considéré comme plus que douteux.
Selon Thérèse Obrecht, "comme Anna Politkovskaïa est très connue à l'étranger et qu'il y a des pressions, le procureur doit sortir tous les six mois un lapin de sa chapka."
Cependant, elle précise qu'"il y a eu plus de vingt journalistes tués pendant les deux mandats de Vladimir Poutine, et d'autres meurtres politiques, mais il n'y a aucune volonté réelle de faire la lumière sur ces assassinats."
Journalisme en danger
Selon Garry Kasparov, ancien joueur d'échecs et leader de "L'autre Russie": Le 7 octobre 2006, "on n'a pas seulement tué Anna Politkovskaïa, mais le journalisme indépendant".
Thérèse Obrecht partage cette préoccupation: "Il doit rester trois journaux indépendants dans toute la Russie, pour 140 millions d'habitants".
Celui d'Anna Politkovskaïa en fait partie, mais Thérèse Obrecht précise que "c'est un exercice sur la corde raide pour la Novaia Gazeta, notamment financièrement: qui fait des annonces dans un journal d'opposition aujourd'hui en Russie? Personne, c'est trop dangereux."