Test viandes et charcuteries : présence de nitrates et nitrites - Rubrique De qui se moque-t-on ? Une campagne marketing déguisée en étude clinique!
De qui se moque-t-on ? Une campagne de marketing déguisée en étude clinique
Dans les quotidiens de cet automne, des petites annonces recrutaient des volontaires pour une étude scientifique dans le cadre de troubles de l’érection. Parue dans de nombreux quotidiens et dans les trois langues nationales, cette annonce avait l’air innocente comme une étude universitaire, mais il s’agissait en fait d’une opération entièrement pilotée par l’industrie pharmaceutique.
Elle est libellée ainsi : "Souffrez-vous de troubles
de l'érection ? Recherche de volontaires pour une étude mandatée
par une entreprise pharmaceutique (...)".
Le numéro qui figure sur ces annonces débouche sur une centrale d'a
ppel et c'est l'entreprise pharmaceutique Pfizer qui se cache
derrière, celle qui justement commercialise le Viagra! Pas besoin
de sortir d'une école de marketing pour comprendre que le but de l'o
pération, c'est de placer la fameuse pilule bleue.
L'affaire n'est pas nouvelle. En juin dernier, un article de Marie
Abbet dans l'Hebdo s'étonnait de ce procédé. Pfizer n'a jamais
demandé d'autorisation comme le veut pourtant la règle. Mais ce n'e
st pas la seule entorse à l'éthique.
Suite à l'article de l'Hebdo, l'OICM (Office Intercantonal de
Contrôle des Médicaments) enjoint l'entreprise de cesser. Mais il
en faut plus pour arrêter Pfizer qui reprend sa campagne cet
automne. Cette fois, il y a un mois, c'est l'émission de la
télévision alémanique Kassensturz qui dénonce les méthodes de
Pfizer. Cette dernière a à nouveau suspendu la publication des
annonces, mais avec le sourire, comme s'il ne s'agissait que de
jouer au plus malin. Nous avons rencontré Jean-Christophe Britt,
chargé des affaires extérieures de l'entreprise, dans les bureaux
du siège pour la Suisse à Zurich, et nous lui avons demandé
pourquoi avoir recommencé alors que l'OICM leur avait déjà dit
qu'ils n'avaient pas le droit de mener cette opération :
"L'OICM ne nous a pas dit d'arrêter. On était toujours en
dialogue, et nous, selon notre interprétation, nous suivons
toujours les lois."
Jean-Christophe Britt explique: "...notre projet est divisé en
deux parties, c'est-à-dire une partie qui exclut le traitement ou
bien l'utilisation des médicaments. Un tel projet, où l'on fait un
sondage purement épidémiologique, n'est pas soumis à la
réglementation sur les études cliniques de l'OICM."
Mais, d'après nos informations et selon la loi, s'il y a
recrutement de volontaires, le projet doit être soumis à un comité
d'éthique: "De notre point de vue, on a suivi ces règles de l'O
ICM. On est maintenant en train de clarifier la situation. On a vu
qu'il y a certains points qui sont interprétés de manière une peu
différente de la part de l'OICM. Je suis persuadé que l'on va
trouver une solution constructive avec l'OICM."
En attendant que Pfizer trouve une solution constructive, on peut
quand même se demander pourquoi c'est l'industrie qui conçoit,
dirige et mène cette enquête. Si elle est indispensable, pourquoi
ne pas mettre sur pied une enquête épidémiologique sérieuse, et,
puisque la recherche fondamentale manque d'argent, de la faire
financer par des fonds privés ? Cela permettait au médecin de
décider de la forme et du contenu plutôt que de laisser cela à l'i
ndustrie. L'intérêt de traiter et d'interpréter des données aussi
sensibles dans le cadre de la médecine et de la recherche
universitaire est que les résultats sont publics et ne servent pas
uniquement des intérêts commerciaux. Cela serait aussi plus correct
vis à vis des volontaires, car personne ne sait exactement à quoi
vont servir les données récoltées.
Cette affaire a de quoi irriter les équipes de recherche qui,
elles, prennent la peine de décrocher des autorisations avant de
commencer, car les règles dans ce domaine sont claires et il semble
difficile de croire qu'on puisse les interpréter
différemment:
Dominique Sprumont est professeur de droit à Neuchâtel et à
Fribourg, spécialiste des questions de la santé et responsable d'un
projet sur la réglementation de la recherche impliquant des êtres
humains. Nous lui avons demandé quelles sont les conditions à
remplir pour mener une étude clinique en Suisse :
"La première étape, en principe, c'est de passer devant une
commission d'éthique, à laquelle on va soumettre un dossier complet
qui décrira les objectifs de la recherche, la population qui sera
recrutée, les risques et les avantages que représente cette
recherche. Un dossier assez complet qui devra obtenir l'avis
favorable de la commission d'éthique compétente. En Suisse, on
trouve dans chaque canton une commission d'éthique compétente. Une
fois cet avis favorable accordé, il faut encore obtenir une
autorisation de la part de l'OICM, si c'est une étude avec un
médicament. Dans certains cantons, il y a également l'obligation d'o
btenir une autorisation de la part des autorités sanitaires lorsque
le dossier n'est pas soumis à l'OICM."
En ce qui concerne le recrutement des volontaires par voie de
presse, est-ce qu'on peut le faire avant d'avoir obtenu l'accord
sur l'étude ?
"Certainement pas, parce que le recrutement est la première
phase d'information des sujets qui vont participer. C'est donc un
élément intrinsèque du consentement des sujets. La manière dont
vous présentez les choses peut influencer une personne à participer
ou non à une recherche. Cet élément fait partie du dossier qui doit
être approuvé par la commission d'éthique."
En ne remplissant pas ces conditions, est-on hors la loi ?
"C'est clair, bien évidemment. Actuellement, dans le cadre du
règlement de l'OICM, la sanction sera que votre dossier ne sera pas
accepté dans le cadre d'un dossier d'enregistrement. Au niveau des
autorités cantonales, dans certaines législations, le fait de ne
pas respecter cette réglementation peut amener à des sanctions de
type contravention ou sanction disciplinaire."
Bref, vraiment pas de quoi effrayer Pfizer, qui de toute manière à
d'autres idées derrière la tête.
Concernant cette opération de marketing en faveur du Viagra
déguisée en étude clinique, Jean-Christophe Britt, chargé des
affaires extérieures de l'entreprise Pfizer, réfute cette
allégation : "Non, non, bien sûr que non, parce que les données
épidémiologiques sont aussi importantes en Suisse, parce que, comme
vous le savez, on voudrait voir le Viagra remboursé par l'assurance
de base. Combien cela coûterait aux caisses, il y a des différents
points de vue et si l'on a les données épidémiologiques et si l'on
voit le bénéfice du traitement avec le Viagra, cela nous donne
aussi une argumentation pour convaincre que c'est un médicament qui
doit être sur la liste des spécialités."
Pfizer espère donc faire rembourser le Viagra par l'assurance de
base, ce qui lui donnerait un sacré avantage sur la future
concurrence.
Mais le plus grave, c'est que Pfizer, au lieu de financer
entièrement cette récolte de données, très précieuses sur le plan
commercial, fait payer les caisses maladies, sans leur accord. Et
si le volontaire a une grosse franchise, il payera les
consultations de sa poche. A l'urologue, Pfizer donnera 100 francs
pour la première consultation, plus 300 francs s'il prescrit du
Viagra. C'est quand même mieux qu'un bon d'achat et c'est d'autant
plus choquant que les urologues ne sont pas exactement les
spécialistes les moins bien rémunérés de la profession médicale
selon les statistiques de la FMH. Une enquête du magazine FACTS
montre même que les urologues sont ceux qui gagnent le plus avec
une moyenne à plus de 380 mille francs par an !
La chaise est restée vide...
C'est l'une des questions que nous aurions bien aimé poser à un
représentant de la Société suisse d'urologie ou de la Fédération
des médecins suisses avec lesquelles nous sommes en contact depuis
plus d'une semaine.
Mais depuis notre dernier téléphone vendredi soir, plus de
nouvelles. L'urologue qui devait représenter ses collègues n'a même
pas pris la peine de nous rappeler pour nous dire si c'était lui ou
un de ses confrères qui viendrait, ou, le cas échéant, pour nous
annoncer qu'il refusait de venir.
C'est dire la considération qui règne pour l'information et pour
le téléspectateur.
C'est dommage, car nous aurions aimé demander au représentant des
urologues si la trop grande proximité des médecins avec l'industrie
pharmaceutique ne serait pas à l'origine de leur manque de
vigilance à propos des règles d'éthique.
Nous aurions aimé savoir si le fait d'être régulièrement invités à
des congrès partout dans le monde et tous frais payés, de se faire
offrir de grands restaurants par des délégués de l'industrie
pharmaceutique n'entraîne pas chez eux, disons, une certaine
somnolence de l'esprit critique.
Nous aurions aussi aimé savoir si les urologues qui ont accepté de
l'argent de Pfizer trouvent normal que le patient ne reçoive qu'un
bon d'achat ?
Est-ce que c'est dans l'intérêt du patient de déléguer à l'i
ndustrie le soin de mener des études épidémiologiques ?
Est-ce que c'est dans l'intérêt du patient de voir ces données
servir un but commercial plutôt que la recherche médicale ?
Pourquoi c'est Pfizer qui gère un centre d'appel pour des
questions délicates de santé et pas des médecins ?
Est-ce qu'il est déontologique que la consultation soit à la
charge du patient ou de sa caisse maladie, alors que Pfizer n'a ni
sollicité, ni obtenu l'accord de l'Office fédéral des assurances
sociales ?
Est-ce qu'il est déontologique de participer à cette étude sachant
que Pfizer n'a ni demandé ni obtenu l'aval de la commission d'é
thique, et d'accepter des entretiens qui peuvent déboucher sur la
prescription de médicaments alors que Pfizer n'a ni sollicité ni
obtenu l'accord de l'OICM ?
Evidemment, ces questions sont embarrassantes et il n'est pas très
plaisant d'y répondre, mais c'eût en tout cas été plus élégant et
que de laisser cette chaise vide.
L'absence d'un représentant des urologues sur ce plateau est d'a
utant plus regrettable que l'on est très vulnérable face au
marketing, particulièrement quand on souffre.
Le marketing a pour but de créer une vision du monde, un réflexe
de consommation, et finalement une dépendance. Le message consiste
à faire croire que la seule réponse à un problème, c'est le
médicament et rien d'autre, qu'il n'y a pas d'autre question et pas
d'autre réponse. Un des rôles du médecin est de rappeler qu'il
existe d'autres possibilités, que l'on peut se poser la question
différemment et que la solution n'est pas forcément toujours la
plus évidente ou la plus facile, que parfois on peut aussi
envisager de vivre avec son problème.
Mais pour ça, il faut qu'il ait gardé un minimum d'indépendance d'e
sprit.