Depuis une vingtaine d'années, la consommation de poissons ne cesse d'augmenter. Même les peuplades alpines se laissent gagner par l'appel de la marée. Aujourd'hui, en moyenne, le Suisse mange 8 kilos de poissons par année. C'est encore peu en comparaison des Espagnols ou des Portugais.
Cette consommation se rapproche de celle du bœuf, qui est descendue à 10 kilos par an.
Ce phénomène n'est pas propre à la Suisse. Sur la terre entière, c'est comme si l'on était vendredi tous les jours de la semaine. Mais le problème, c'est que le poisson est la seule ressource alimentaire de la planète que l'homme ne peut augmenter. On peut faire progresser les rendements en céréales, mais on ne peut pas accélérer la reproduction des sardines ou des thons rouges. Seul moyen de satisfaire la demande: pêcher toujours plus, au risque de vider la mer.
Les diététiciens nous l'affirment depuis des années, manger du poisson est l'un des piliers d'une alimentation saine et équilibrée.
On le dit pauvre en graisse, riche en oméga 3, de plus, sa chair est en général épargnée par les scandales agroalimentaires qui frappent les animaux terrestres. Malgré des prix élevés, en Suisse, la crise de la vache folle a fait progresser les ventes de 3,5 %.
Bref, face aux égarements de l'élevage industriel, le consommateur se tourne de plus en plus vers la mer. Ici encore, la logique d'achat est la même. On préfère les produits de la pêche à ceux de l'aquaculture. On a déjà appris à se méfier des antibiotiques et autres résidus vétérinaires dans le poisson. Cette tendance s'observe dans tous les pays occidentaux. Ainsi, en une génération, les pays riches ont vu leurs habitudes alimentaires se modifier. Une nouvelle culture des goûts est apparue, résolument océanique. Aujourd'hui, l'abondance et la diversité de certains étalages semblent à même de satisfaire tous nos appétits marins. Pourtant, cette image est trompeuse. Les ressources de la mer sont de plus en plus menacées.
Si le consommateur ne s'en rend pas vraiment compte, en revanche, ceux qui lui fournissent le poisson commencent à le percevoir.
Nous avons demandé à Michel Steiner, responsable des achats "produits de la mer" chez Manor, si certaines espèces de poissons sont menacées, sont trop pêchées, et s'il le ressentait dans son travail: "Oui, on le ressent. On est obligé de trouver d'autres espèces. On doit chercher des poissons dans d'autres pays que les pays dans lesquels on a l'habitude d'acheter, pour avoir des poissons de meilleure qualité."
En d'autres termes, cela signifie que certaines mers ont été vidées de leurs poissons, et que, pour faire face à la demande, les bateaux de pêche sont allés jeter leurs filets ailleurs.
Le phénomène de la surpêche et ses conséquences
En 50 ans, le volume total des prises a été multiplié par 5. Chaque année, 86 millions de tonnes de poissons sont déchargées dans les ports, et les mers s'épuisent.
Selon le WWF, 70% des espèces les plus consommées sur la planète seraient pêchées au maximum de leurs capacités ou seraient déjà menacées dans leur survie. Ce phénomène porte un nom: la surpêche.
En 30 ans, la sophistication des techniques de pêche, ajoutée aux modifications climatiques de la planète, ont fait chuter les ressources de la mer. Le constat est sans appel: aujourd'hui, on considère que plus du tiers des espèces qui nagent dans les eaux du globe seraient menacées d'extinction.
Lorsque l'on consomme certains poissons, peut-être mange-t-on sans le savoir les derniers spécimens avant l'extinction.
Le meilleur moyen de connaître l'état des ressources halieutiques, c'est comme ça que l'on appelle les stocks de poissons encore en vie, est de comptabiliser ce que les bateaux ramènent de la pêche. Ce type de statistiques est tenu dans la plupart des ports de la planète et le résultat est sans appel: depuis 1985, le volume total des prises n'a pas augmenté, il aurait même tendance à diminuer, alors que, dans le même temps, l'effort de pêche, c'est-à-dire le nombre de jours passés en mer, ne cesse de progresser. On pêche plus pour ramener moins, tant le poisson se raréfie.
Quand on passe devant les vitrines d'un magasin de fourrures, on est nombreux à imaginer que certains manteaux proviennent d'animaux menacés. Quand on regarde l'étalage d'une poissonnerie, on ne pense pas pareil, et pourtant.
Carl Gustaf Lundin est suédois, biologiste et responsable du programme pour le milieu marin auprès de l'Union mondiale pour la nature.
Lorsque ce grand amateur de poissons fait ses courses, son regard sur les rayons n'est jamais innocent.
Il nous a livré ses impressions devant un étal de poissons d'une grande surface: "D'une façon générale, ce magasin paraît être responsable, mais j'aperçois quelques espèces qui sont actuellement sur pêchées. Nous avons un espadon, par exemple, qui est actuellement très pêché un peu partout dans le monde et dont les stocks déclinent fortement. Dans certaines parties du monde, on a vu plus de 80% du stock disparaître. Ces poissons pourraient facilement être 2 ou 3 fois plus grands que ceux que l'on voit sur les étals, ce qui indique qu'ils ont été pêchés trop petits. Ils devraient être pêchés quand ils sont plus âgés afin qu'ils aient le temps de se reproduire."
Après la disparition des plus gros poissons, la capture systématique de spécimens trop jeunes est la dernière étape de la surpêche. Le fait que, dans les filets, les poissons soient toujours plus petits est le signe le plus sûr de l'extinction d'une espèce. C'est ce qui est arrivé notamment au poisson de mer le plus consommé de la planète: la morue.
Carl Gustaf Lundin nous explique: "Je pense qu'il est juste de dire que plusieurs populations de morues ont été fortement surpêchées. Par exemple, au Canada ou au Groenland, on est descendu à 5% de ce que les stocks étaient autrefois."
En 1935, des centaines de bateaux européens traversaient chaque année l'Atlantique pour pêcher la morue au large de Terre Neuve. Les campagnes de pêche duraient plusieurs mois. Les techniques utilisées étaient simples et efficaces: des lignes munies d'hameçons suffisaient à ramener, en quelques semaines, de quoi remplir les cales du bateau. Mais, elles révèlent la fin d'une époque. Ce mode de pêche, qui était demeuré inchangé durant quatre siècles, allait brusquement être remplacé par des bateaux équipés de chaluts et de sonars pour repérer les bancs de morues. Le pillage allait commencer.
Entre 1950 et 1960, les prises de morues ont été multipliées par quatre avant de chuter brusquement. Dès 1970, il a fallu se rendre à l'évidence, une des côtes les plus poissonneuses du globe avait été vidée de ses habitants.
En 92, face au désastre, le gouvernement canadien a prononcé un moratoire sur la pêche à la morue. Conséquences: 25 000 emplois supprimés. Mais, dix ans plus tard, les eaux de Terre Neuve restent désespérément vides, comme si un point de non-retour avait été atteint.
Pourtant, le pillage n'a pas cessé. Les flottes de pêche se sont dirigées sur d'autres parties du globe, notamment la Mer du Nord. En décembre dernier, certains pays européens ont proposé une réduction drastique des quotas de pêche, mais, d'autres pays, dont la France et l'Espagne, s'y sont opposés. Résultat des négociations: la pêche sera réduite, mais elle ne cessera pas, du moins tant qu'il restera des poissons vivants.
Carl Gustaf Lundin nous a fait part de ses sentiments face aux conséquences de la surpêche: "Je pense que l'on risque les mêmes effets négatifs dans tous les stocks autour de la planète. Les technologies de pêche sont devenues nettement plus sophistiquées. En fait, on est devenus nettement meilleurs pour attraper les derniers poissons. Même en étant optimiste, seules 30 ou 40% des espèces seront recherchées, donc on va assister à une diminution des stocks de morues un peu partout, et c'est vraiment un problème sérieux."
La destruction des ressources marines survient aussi de façon indirecte. Ainsi, la pêche ne menace pas directement l'espèce pêchée, mais d'autres espèces en sont victimes.
Carl Gustaf Lundin nous explique: "Pour chaque crevette pêchée, on a environ dix fois plus de prises, c'est-à-dire tout un tas d'autres animaux qui sont pris dans le filet et qui sont ensuite rejetés à l'eau. Tous ces animaux en meurent. Donc, en fait, on perd une quantité immense de matière vivante."
A des degrés divers, cette pratique concerne la plupart des pêches. En effet, il est plus rentable pour les navires de ne ramener à terre que les espèces les plus demandées. Ainsi, on estime qu'au moins le tiers de tous les poissons pêchés dans les mers du globe sont rejetés morts à la mer.
Finalement, le jour du tournage, Carl Gustaf Lundin n'a rien acheté.
Nous lui avons demandé si le caviar posait aussi problème? "Oui, je dirais ça. Je pense que l'on assiste à beaucoup de surpêche sur l'esturgeon. Dans la mer Caspienne, en particulier, il y a beaucoup de problèmes de gestion. Les œufs de saumon posent moins de problème. Donc, en tant qu'environnementaliste, je dirais que l'on ne devrait pas manger de caviar en ce moment."
Quels sont les poissons que l'on peut manger sans mauvaise conscience?
Evidemment, après avoir entendu tout cela, on se demande quoi manger. La réponse n'est pas simple. Certaines espèces devraient être temporairement bannies de nos assiettes, pour leur laisser le temps de se reproduire. Dans d'autres cas, c'est face à la provenance ou au mode de pêche qu'il faudrait s'abstenir. Alors, pour vous aider à remplir l'épuisette, on a préparé un guide d'achat.
L'UICN, l'Union mondiale pour la nature, a son siège à Gland, dans le canton de Vaud. Peu connue du grand public, l'organisation est pourtant la référence planétaire pour tout ce qui concerne les atteintes à la bio-diversité. Grâce à un réseau de 10 000 scientifiques, l'UICN publie notamment la liste rouge des espèces menacées. C'est sur la base des informations contenues dans cette liste que plusieurs associations de défense de la mer ont publié des conseils d'achats.
Certaines espèces sont clairement à éviter. Le cabillaud est l'un des poissons les plus consommés en Suisse. Pourtant, on l'a vu, dans l'océan Atlantique, les stocks sont descendus à des nivaux alarmants. Pour l'UICN, l'espèce est classée comme vulnérable. Seule exception, les poissons provenant des eaux islandaises et norvégiennes, mais la provenance est rarement indiquée.
L'églefin, ou le haddock, est souvent pêché dans les mêmes filets que la morue et avec les mêmes conséquences dévastatrices. Pour l'UICN, l'espèce est également classée comme vulnérable.
La baudroie, ou lotte, est un poisson qui se reproduit à un âge avancé. Les individus capturés, notamment les femelles, sont donc souvent trop jeunes pour avoir eu le temps de se reproduire.
Il en va de même pour les raies et les requins. Ces espèces sont extrêmement vulnérables à la surpêche et jouent un rôle très important au sein de l'écosystème. Plusieurs espèces figurent sur la liste rouge et font l'objet d'une réglementation internationale.
Quant à l'espadon, ici encore, plusieurs espèces figurent sur la liste rouge de l'UICN.
Ensuite, un grand nombre d'espèces ne sont pas gravement menacées, mais les biologistes considèrent que la pression de pêche est à la limite de ce que les stocks peuvent supporter. Bref, ces poissons sont en sursis.
Il s'agit de la sole, de la limande sole, de la plie, du colin, du merlu et du hareng.
Dans cette même catégorie, pourrait figurer le thon. La famille comporte une vingtaine d'espèces, dont certaines figurent sur la liste rouge. Le thon en boîte pose relativement peu de problèmes, pour autant que la pêche préserve les dauphins. En revanche, certains thons rouges de Méditerranée sont victimes de l'appétit des consommateurs japonais et pourraient disparaître rapidement.
Enfin, un certain nombre d'espèces sont relativement bien préservées.
Le saumon vient en tête des ventes helvétiques. L'espèce la plus consommée est le saumon atlantique. 99% des poissons proviennent d'élevages norvégiens et écossais, il n'y a donc pas de risque de surpêche. En revanche, l'aquaculture a eu des graves conséquences sur les espèces sauvages, notamment en introduisant des maladies dans l'écosystème. Quant au saumon sauvage d'Alaska, les stocks sont bien gérés par les pêcheurs.
La truite est dans la même situation. En général, nous consommons la truite arc-en-ciel d'élevage, et non pas la fario sauvage qui est menacée.
Dans le même groupe, on trouve des espèces qui se reproduisent rapidement. Les plus connues étant la Sardine et le Maquereau.
Enfin, trois espèces proviennent de plus en plus souvent d'élevages: le bar, la daurade et le turbot.
C'est un peu désespérant, parce que, même si l'on a les informations, il n'est pas certain de pouvoir les utiliser au moment de choisir son poisson. En effet, en Suisse, l'étiquetage des produits de la mer est gravement lacunaire. Le pays de provenance indiqué correspond à la nationalité du pêcheur et pas à la zone de pêche. De plus, contrairement à la législation européenne, la loi suisse n'oblige pas à distinguer le poisson sauvage de celui d'élevage. Il s'agit pourtant d'une indication essentielle. D'une part, le prix est différent, et puis le poisson d'élevage, au moins, ne peut pas être victime de surpêche, ce qui ne signifie pas pour autant que l'aquaculture soit un modèle d'écologie.
L'aquaculture: l'alternative aux conséquences de la surpêche?
En France, la commune de Gravelines est surtout connue pour héberger la principale centrale nucléaire du pays. Alignés face à la Manche, les six réacteurs sont refroidis directement par de l'eau pompée en mer.
Ensuite, une partie de cette eau est récupérée pour alimenter, à quelques dizaines de mètres de la centrale, la plus grande ferme piscicole d'Europe.
L'entreprise s'appelle Aquanord, Olivier Poline en est le directeur. Il nous explique comment tout a commencé: "En fait, notre activité a commencé en 1983. Il y a eu quatre ans de phase pilote pendant lesquels on a fait tous les tests possibles. Une station de l'IFREMER était annexée à Aquanord qui était là pour faire tous les contrôles avec l'Institut Pasteur. L'institut avait monté un petit laboratoire qui faisait tous les tests sur les risques de contaminations radioactives possibles, ainsi que d'autres tests sur les rejets, sur l'alimentation, sur l'oxygène, sur la température."
Concrètement, les quantités d'eau qui traversent la centrale équivalent au débit de la Seine un jour de crue, ce qui alimente largement les bassins de la ferme. Comme la température de cette eau oscille entre 15 et 22 degrés toute l'année, cela permet d'élever, sur les côtes de la Manche, des poissons méditerranéens. Aquanord produit du bar et de la daurade royale.
En pisciculture, l'étape la plus délicate est la reproduction. En décalant l'éclairage dans le temps, on parvient à obtenir, au moment où on le souhaite, les conditions de lumière du printemps. Ainsi, les poissons pondent toute l'année.
Christophe Rivaud, directeur technique écloserie à Gravelines, nous explique: "Tous les ans, on recrute des nouveaux animaux en pleine santé, conformes aux niveaux des taux de graisse, de la forme, du taux de croissance."
Ainsi, en sélectionnant les plus beaux spécimens, l'écloserie marine d'Aquanord est devenue l'un des principaux producteurs d'alevins de bars de la planète.
Chaque femelle pond environ 200 000 oeufs, qui, une fois fécondés, se vendront 30 centimes pièces. L'opération est donc rentable. Mais l'autre vocation d'Aquanord, c'est évidemment de produire du poisson adulte et en grandes quantités. Ses bassins hébergent en permanence quelques 7 millions de poissons.
Même si les parents ont été soigneusement sélectionnés, les juvéniles ne grandissent pas tous à la même vitesse, il faut donc les trier régulièrement. L'opération vise à éviter que les plus grands n'accaparent toute la nourriture et empêchent les plus petits de se développer. Les poissons sont donc régulièrement pompés hors de leurs bassins et séparés par tailles. Pour limiter le stress de l'opération, on verse dans l'eau un calmant qui endort légèrement les poissons. Les pisciculteurs garantissent que la substance ne reste pas dans la chair.
Amenée par camions entiers, l'alimentation est constituée de croquettes composées pour moitié d'huile et de farine de poissons, et pour moitié de végétaux. En Europe, les farines carnées sont interdites dans les piscicultures.
Quel que soit l'âge, le menu est le même, seule change la grandeur des croquettes qui est adaptée à la taille de la bouche des poissons.
Au total, cela représente des tonnes d'aliments. Pour obtenir un kilo de bar ou de daurade, on compte deux kilos de nourriture. Il faut savoir qu'en matière de croissance des animaux, la pisciculture est plus proche de l'élevage du bœuf, que de celui des volailles. Ainsi, il aura fallu attendre 14 mois pour que les bars atteignent une taille commercialisable. L'abattage se fait par immersion dans un bain d'eau glacée. En moyenne, les poissons ne sont récoltés qu'à partir de deux ans. A titre de comparaison, les poulets sont abattus au 45ème jour.
On l'aura compris, Aquanord s'inscrit dans la même logique industrielle que celle qui préside aux autres élevages intensifs. Le but est de pouvoir satisfaire, en tout temps, la demande des grands distributeurs européens, sans dépendre ni des saisons, ni de la météo en mer. Le produit est constant, de taille standard et parfaitement frais.
Olivier Poline, directeur d'Aquanord, nous explique: "On ne pêche que le poisson qui est commandé. C'est un slogan qui est très fort et très important. C'est le gros avantage de l'aquaculture. Il faut à peu près une heure pour pêcher et conditionner le poisson. En quelques heures, il est livré aux marchés comme Rungis, Londres ou Bruxelles, et en une journée, il est aux Etats-Unis."
Dans ce monde-là, quand les marins s'accoudent au bastingage, ce n'est pas pour suivre le chalut qui remonte du fond de l'eau. D'ailleurs, on ne parle pas de pêche, mais de récolte. L'homme est peut être sur le point de domestiquer la mer.
Olivier Poline nous expose les difficultés liées à ce type d'élevages: "Ce qu'il faut savoir, c'est que c'est dur d'élever des poissons, parce que chaque poisson a un mode de reproduction qui est différent. Il faut, en moyenne, 20 ans pour arriver à élever une espèce de poisson. Donc, il est clair que l'on ne remplacera pas la pêche, on restera une activité complémentaire de la pêche. C'est évident, parce qu'il y a énormément d'espèces en mer. On élèvera certainement de plus en plus d'espèces, et ça prendra beaucoup de temps, mais ça ne dépassera jamais plus d'une centaine d'espèces."
Pourtant, en 2002, Aquanord a vendu 2400 tonnes de poissons. Cela représente autant de daurades et le tiers des bars que les pêcheurs français ont capturés en mer, cette année-là.
En l'absence d'étiquetage, on ne réalise pas le nombre de poissons d'élevage que l'on consomme déjà, en plus du saumon et de la truite. Le bar, la daurade et le turbot, pour ne citer que les plus fréquents, proviennent majoritairement des fermes aquacoles. Mais la palme revient à la carpe, puisqu'il s'en produit 10 millions de tonnes chaque année dans les piscicultures chinoises. C'est la moitié de la production mondiale de poissons d'élevage.
Bref, l'homme est un peu en train de faire ce qu'il a entrepris avec le porc et le chien il y a plus de 10 000 ans: la domestication. Reste à savoir si, en élevant les poissons, on parviendra à arrêter le pillage de la mer et là, rien n'est moins sûr.
Au bord de la rade de Brest, les chercheurs de l'IFREMER, l'institut français de recherche pour l'exploitation de la mer, travaillent depuis 20 ans à la domestication des poissons marins.
Il y a une dizaine d'années naissaient à Brest les premiers turbots captifs. Aujourd'hui, 60% des turbos vendus en Europe proviennent déjà de l'aquaculture. Un succès qui incite à domestiquer d'autres espèces.
En ce moment, un poisson, en particulier, mobilise les chercheurs de l'IFREMER: la morue.
Jean-Louis Gaignon est l'actuel responsable de ces recherches. Il nous explique: "La morue est une espèce que l'on sait élever depuis plus d'une dizaine d'années, mais cela fait seulement un an que l'on assiste au développement des écloseries au niveau industriel. On peut s'attendre à ce que, d'ici environ deux ans, les premières morues d'origine aquacole soient mises sur le marché."
Dans cette perspective, les recherches actuelles visent à améliorer le rendement des élevages de morues. On cherche, par exemple, à déterminer la température idéale pour qu'elles se reproduisent ou encore les facteurs qui favorisent la croissance des poissons.
A priori, remplacer la pêche d'une espèce menacée par son élevage semble être la solution pour préserver les ressources marines. Le problème est que la morue, comme la plupart des poissons marins d'aquaculture, est un carnivore que l'on doit nourrir avec du poisson pêché en mer.
On appelle cela la pêche minotière. Des poissons destinés à être transformés en farines et qui constituent le tiers des prises ramenées à terre.
Comme, en moyenne, pour obtenir un kilo de poissons d'élevage, on compte 5 à 6 kilos de pêche minotière, le développement de l'aquaculture pourrait bientôt poser un nouveau problème écologique.
Selon Jean-Louis Gaignon, la forte demande de poissons va entraîner un accroissement de la pisciculture, mais il faudra aussi prendre en compte les contraintes que cela peut exercer sur les stocks halieutiques. Autrement dit, il va falloir, si l'on souhaite que la pisciculture puisse répondre à la demande, anticiper et faire en sorte que l'on puisse nourrir les poissons avec des produits d'origine végétale.
Il pense qu'il y aura moins de poissons mis sur le marché. Pour lui, l'intérêt de la pisciculture est qu'elle peut répondre à la demande, mais si effectivement l'ensemble de la société refuse qu'il y ait de fortes pressions sur les stocks qui permettent d'avoir des pêches minotières, il y aura des limites à la pisciculture.
En plus de la question de l'alimentation, l'élevage des poissons pose le problème des médicaments vétérinaires. L'an dernier, un tiers des poissons marins d'élevage contrôlés à la frontière suisse contenaient des résidus d'antibiotiques ou de fongicides. Selon les chimistes cantonaux, seuls 4% des échantillons dépassaient les normes admises. La concentration des poissons dans les bassins d'aquaculture pose les mêmes problèmes sanitaires que dans n'importe quel élevage intensif. D'ailleurs, là aussi, on commence à voir apparaître les premiers éleveurs bio.
Reste cette question: sauvage ou d'élevage, peut-on encore consommer du poisson ? Pour y répondre et faire le point sur la santé des mers, nous avons invité Claude Martin. Il est suisse, biologiste et directeur du WWF international.
INTERVIEW UNIQUEMENT DISPONIBLE EN VIDEO.
Si l'on aime le poisson et que l'on veut continuer à en manger. Si on aime la mer et que l'on veut la protéger, on peut déjà opter pour les quelques produits labellisés que commencent à proposer les distributeurs. Migros, Coop et Mövenpick proposent le label de pêche durable MSC, qui est parrainé par le WWF. Par ailleurs, rien ne vous interdit de harceler votre poissonnier jusqu'à ce qu'il vous indique la zone de pêche d'où provient chaque filet présent sur l'étal. Enfin, renoncez aux espèces les plus menacées quand vous les identifiez.