Aucune statistique en Suisse n'est capable de dire combien de femmes qui travaillent, par choix ou par nécessité, sont obligées d'exploiter d'autres femmes, encore plus mal loties qu'elles, pour garder leurs enfants.
Dans ce pays, les structures d'accueils sont insuffisantes et
inadaptées aux contraintes du monde du travail, pour preuve les
horaires scolaires délirants. Alors, faute d'avoir la place pour
héberger une jeune fille au pair officielle, de nombreuses familles
se transforment en employeurs clandestins de femmes souvent sans
papiers, sans statut et sans protection. Elles s'occupent d'enfants
ici pendant que les leurs sont élevés par des grands-parents ou des
tantes dans leur pays d'origine. Une couche de plus sur des strates
de culpabilité et de soucis pour tout le monde.
Le fléau du travail au noir est difficile à chiffrer, il
semblerait, qu'en Suisse, ils sont près de 120 000 à nourrir le
travail de l'ombre. Le travail au noir échappe par définition à
toutes statistiques officielles. Seules données disponibles, tirées
d'une étude de l'Université de Linz, font état d'un volume de 37
milliards de francs pour 2001 équivalant à 9,3% du PIB, ce qui
place la Suisse en queue de peloton des pays de l'OCDE. Il n'e
mpêche que le chiffre est plutôt impressionnant...
Le plus grand utilisateur de main d'œuvre clandestine est très
largement l'économie domestique qui occupe près de 50 000 personnes
dont environ 5000 à Genève et 1500 à Lausanne. L'hôtellerie
restauration suit avec 20 000 emplois.
Claudio Bolzman, professeur à l'Institut d'Etudes Sociales
(Genève) est un spécialiste des flux migratoires, il connaît bien
le problème : « Je vois un certain utilitarisme économique. La
Suisse profite de personnes qui sont dans un état précaire pour
combler des lacunes, par exemple, dans la prise en charge des
enfants. Il n'y a pas assez de crèches en Suisse. Donc, sans l'e
xistence de ces personnes, on ne pourrait pas y faire face. L'a
vantage, le pays n'a pas besoin de payer d'assurance chômage au cas
où elles perdraient leur emploi et n'a pas besoin de s'occuper des
problèmes sociaux qu'auraient ces personnes. On pourrait dire qu'e
lle privatise la pauvreté de ces personnes et elle l'exporte en cas
de problèmes. »
Les travailleurs clandestins
viennent en majorité d'Amérique du sud et d'Asie et l'argent des
travailleurs émigrés est une importante source de revenus. En
Equateur, par exemple, la deuxième source de devises après le
pétrole est l'argent des travailleurs. Avec peu de possibilités de
travail dans leur pays d'origine, les ressortissants de ces régions
n'ont guère le choix. Ils vont où se trouve l'emploi. Un bon nombre
des familles d'émigrés subsiste grâce aux envois mensuels de leurs
parents.
Claudio Bolzman : « Actuellement, la politique d'émigration
est basée sur le recrutement de personnel qualifié ou très qualifié
pour les industries de pointe en Suisse. Or la Suisse a aussi
besoin de personnel non qualifié dans les services domestiques en
particulier. Mais pour l'instant, il n'y a pas de politique de
recrutement pour ces personnes et, en même temps, il y a une
demande qui existe bel et bien puisqu'on parle de 50 000 personnes
dans cette situation. »
La situation est d'une hypocrisie rare. Tout le monde sait que
sans la contribution de ces travailleurs clandestins le système
subirait une crise grave pour ne pas dire qu'il s'effondrerait.
Alors les autorités ferment les yeux, notamment en ce qui concerne
les femmes. La police n'intervient que sur dénonciation et les
arrestations de clandestines sont rares. S'il y avait une véritable
volonté de mettre un terme à l'engagement de travailleurs sans
papiers, il suffirait aux autorités de consulter les quotidiens qui
publient des pages entières de demandeurs d'emplois non déclarés.
Qu'est-ce qu'il se trouve derrière la petite annonce: femme cherche
heure de ménage, repassage, garde d'enfant ou personne âgée,
nourrie logée ou non ?
La réalité des travailleurs au noir
Fribourg, Espaces femmes, Sophie
Truffer Bell est continuellement confrontée à ces situations de
détresse. On sent chez elle de la colère et de la révolte : «
Toutes ces femmes qui sont sans papier et qui travaillent comme
femmes de ménage ne dépendent absolument pas de la société en
Suisse. Elles ne sont pas prises en compte par la politique des
étrangers. Ces gens n'ont droit à rien en Suisse. Donc ce sont des
personnes qui sont là, qui travaillent forcément parce qu'autrement
elles ne pourraient simplement pas vivre. Ce sont des personnes qui
vivent dans une très grande précarité parce qu'elles ne sont pas
reconnues donc elles ont peur, elles ne peuvent pas sortir le soir,
elles ne peuvent pas vivre librement et, en plus, elles ont des
salaires qui ne sont pas très élevés et elles en envoient
généralement la majeure partie dans leur pays. Elles vivent ici
dans des conditions très critiques. On a une politique des
étrangers qui est en partie fondée sur le besoin. On reconnaît des
besoins de personnes hautement qualifiées, des besoins de danseuses
de cabaret, mais les femmes de ménage, elles, sont dans l'i
llégalité. »
Que ce soit à Fribourg, Lausanne ou Genève, ces destins se
ressemblent. Chacun caresse le même rêve, obtenir un permis
simplement pour exister.
Marcher librement sur la terre suisse, une promesse qu'un
employeur ne peut pas faire à son employé sans papier. En revanche,
il peut au moins lui proposer de lui payer les charges sociales et
les assurances. Jusqu'ici, les démarches que devait faire
l'employeur étaient franchement dissuasives. Depuis 1999, le Valais
propose une procédure simplifiée baptisée chèque-relais. Genève
vient de lui emboîter le pas avec un système basé sur un modèle
similaire: le chèque-service. Avant de voir comment cela fonctionne
dans la réalité et combien cela coûte, il faut rappeler que faire
travailler quelqu'un chez soi, même quelques heures par mois, en le
payant seulement de main à main, c'est illégal et cela peut valoir
de sérieux ennuis.
Les risques d'employer au noir
Employer un travailleur au noir ou
un travailleur clandestin reste un délit, Teresa Skibinska juriste
à l'OCIRT, l'Office cantonal de l'inspection et des relations de
travail (Genève), nous explique les sanctions encourues : « L'e
mployeur qui fait travailler un salarié au noir qu'il ne déclare
pas aux assurances sociales risque tout d'abord une amende de l'AVS
parce qu'il n'a pas déclaré cette personne. Ensuite, il risque de
payer rétroactivement les cotisations sociales (parts patronales et
parts salariales) jusqu'à 5 ans. En cas d'accident du salarié, c'e
st l'employeur qui va devoir payer les frais parce que l'assurance
accident est une assurance obligatoire. L'employeur qui emploie un
salarié clandestin, c'est-à-dire un salarié qui n'est pas au
bénéfice d'un titre de séjour lui permettant de travailler, risque
une amende qui elle sera donnée par les autorités compétentes.
»
Si vous employez sans payer les charges sociales et sans l'assurer
un travailleur qui est en Suisse sans permis de séjour, vous vous
rendez coupable d'une double infraction. Si vous payez les
cotisations sociales, vous n'êtes plus qu'à moitié répréhensible.
Le mieux étant bien sûr d'employer une personne au bénéfice d'un
titre de séjour valable en vous acquittant des charges sociales.
Dans ce cas-là, on ne peut rien vous reprocher sur le plan légal.
Voilà comment fonctionne ce système dont l'objectif est de
simplifier les démarches de l'employeur pour l'inciter à payer les
charges sociales.
Premier pas vers la légalité : l'exemple valaisan du chèque
relais
Voici le principe. L'employeur paye
à l'avance les charges sociales à Top relais. Top relais
redistribue les charges sociales aux assurances concernées. L'e
mployeur continue de verser le salaire net à l'employé.
C'est la première expérience en Suisse romande, son créateur s'a
ppelle Simon Darioli. Il nous explique comme est né le chèque
relais : « Je n'ai pas un enthousiasme exagéré pour les papiers
administratifs et, en 1997, je me suis fait un pari : repasser mes
chemises moi-même tant que je n'aurais pas trouvé un système
simplifié de déclaration des charges administratives d'une femme de
ménage. S'il était applicable pour moi, il serait applicable pour
tout le monde et il a fallu deux ans pour mettre en place l'idée,
mais je sais repasser des chemises maintenant ! C'est un moyen mis
à disposition des employeurs pour améliorer la protection du
travailleur et également protéger les relations de travail, mais ne
peut en aucun cas valoir comme autorisation de travail au sens de
la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des
étrangers. »
Béatrice Masson Giroud a souscrit à chèque relais pour ces mêmes
raisons de simplicité : « Si l'on déclare notre femme de
ménage, il est vrai que l'on a beaucoup de procédures à faire par
rapport aux charges sociales. J'ai vu dans le journal qu'une
association existait. Il suffisait de remplir un chiffre net et eux
s'occupaient de tout. J'ai trouvé que c'était un bon moyen de
déclarer ma femme de ménage. »
Cette simplification a-t-elle un coût ? « Oui. Je paie ma
femme de ménage 18 francs nets de l'heure. Avec le chèque relais,
je dois rajouter les charges sociales.
Désormais, je paie donc un salaire brut, ce qui me coûte 23 francs
50 de l'heure. Donc, c'est vrai, c'est un surenchérissement, mais
les charges sociales sont toujours un surenchérissement.
»
Chèque relais suscite un vif intérêt. Le 10 février 2004 à Sion,
des représentants des cantons de Genève, Vaud, Fribourg et
Neuchâtel s'étaient donnés rendez-vous pour coordonner leurs
efforts et mettre sur pied un système se basant sur l'expérience
valaisanne.
Pour Vérica Markovic, Top relais est une avancée positive. Elle en
témoigne : « Pour moi, Top Relais est une manière de travail
positive. Grâce à cela, je suis payée en cas d'accident et de
maladie et je bénéficierai de l'AVS. Cela m'apporte plein de choses
positives. Avant, on ne devait même pas dire que l'on travaillait.
Travailler est une façon d'être acceptée dans la
société."
ADRESSE DE TOP RELAIS:
Top relais
Rue du Bourg 22
1920 Martigny 2 Bourg
Tél. 027/ 723 39 70
Simon Darioli confirme : « C'e
st une avancée sociale. C'est aussi une avancée technique, dans ce
sens que le travail évolue, il change. La notion de l'emploi à
plein temps pour une durée indéterminée du chef de famille
correspond à une large partie de la population, mais correspond de
moins en moins aux parcours individuels des personnes qui sont
souvent faits de rupture, de changement d'emploi, de combinaison d'e
mplois multiples et de situations de précarisation. Le système d'a
ssurances sociales que nous avons en Suisse est très performant,
mais il est très performant dans des situations stables, parce qu'i
l est très lourd. Donc il y a tout intérêt pour les emplois de
proximité dans un premier temps, mais probablement que la réflexion
devra se faire aussi dans d'autres types d'emplois. On peut penser
à l'agriculture, à l'hôtellerie, à différentes formes d'emploi plus
ou moins précaires. Cette réflexion devra aussi se faire sur les
possibilités d'assouplir et de faciliter le traitement
administratif de la protection sociale. »
Il existe un système similaire chez nos voisins français: le
chèque emploi, mais les travailleurs illégaux ne peuvent pas en
bénéficier puisqu'il implique d'avoir un numéro de sécurité
sociale. En revanche, l'employeur peut déduire de son revenu le
salaire qu'il verse, ce qui n'est pas possible ici. L'organisme
valaisan Top Relais a donc ouvert la voie. Le canton de Vaud
envisage de débuter une expérience sur le même modèle au mois de
mars et un projet similaire est à l'étude dans les cantons de
Neuchâtel et de Fribourg. Enfin, un postulat allant dans le même
sens vient d'être déposé auprès des autorités du canton de Berne.
Genève a lancé le chèque service, il y a moins d'un mois. Nous
avons voulu savoir comment ce système était perçu par les milieux
de défense des travailleurs.
Le Chèque service genevois et l'avis des syndicats
Au syndicat interprofessionnel de
Genève, le sentiment est positif. Ismail Turker : « Chèque
service permet aux employeurs qui n'ont pas eu la capacité de
déclarer leur personnel dans le domaine de l'économie domestique de
le faire tout simplement pour être dans la légalité. »
Pour obtenir ces chèques service, il faut se rendre dans les
Centres d'action sociale et de santé et à la mairie. La procédure
est simple. L'employeur payera un forfait de 20% de charges
sociales du salaire net versé à l'employé, ce qui équivaut à 4
francs pour une heure de travail à 20 francs. Ensuite, c'est Foyer
handicap qui s'occupe de reverser les charges sociales à l'e
mployé.
Quel est le rôle exact de Foyer handicap ? La réponse de son
président, François Longchamp : « Foyer handicap assure tout le
travail administratif. »
La confidentialité est-elle vraiment assurée ? « C'est
précisément la raison pour laquelle l'Etat de Genève voulait que ce
soit un organisme indépendant tel que Foyer handicap qui fasse ce
travail. Nous n'avons de liens qu'avec les organismes d'assurance
avec lesquels nous travaillons, mais il n'y a pas de lien possible
avec, par exemple, les services de police. »
Engagé depuis longtemps dans le combat des sans-papiers, Ismail
Turker ne voit pas de situation idéale qui règlerait tous les
problèmes : « Il n'y a pas une situation formidable à mon avis,
mais il y aura des avancées sociales très importantes pour les
personnes qui rentreront dans un système de protection sociale. Les
droits sociaux commencent par des protections sociales.
»
Il n'y a pas une certaine hypocrisie dans la mesure où l'on s'a
pproche du travail clandestin sans s'y attaquer vraiment ? Ismail
Turker : « On sort un petit peu de l'hypocrisie. Jusqu'à
maintenant, on était 100% dans l'hypocrisie. Les gens travaillaient
sans être déclarés, ils n'avaient pas de permis. Maintenant, les
gens vont être déclarés aux assurances sociales, donc on est
maintenant 50% hypocrites. »
INTERVIEW DE FULVIO PELLI, PRESIDENT DE LA COMMISSION ECONOMIQUE
DU CONSEIL NATIONAL CHARGEE DU PROJET DE LOI SUR LE TRAVAIL AU
NOIR, UNIQUEMENT DISPONIBLE EN VIDEO.