Les hard discounters débarquent en Suisse, les grands distributeurs se livrent une guerre des prix. Qui propose véritablement les meilleures affaires ? Quel sont les coûts, sociaux et qualitatifs, de cette bataille des prix bas ?
Panier de la ménagère : comparaison des prix entre les magasins
Panier de la ménagère : comparaison des prix entre les magasins
Dans divers grands magasins, ABE a rempli un panier comprenant cinquante produits courants. De quoi préparer un petit déjeuner, des produits laitiers, des conserves, viande et charcuterie, riz, pâtes, huile, un peu de fruits et de légumes frais, diverses boissons. En complément quelques produits de nettoyage et de soins du corps.
Nous avons fait l'addition de chaque panier avec, au bout, de grosses surprises ! Voici tout de suite les résultats, du panier le plus cher au plus économique :
PAM, produits Premier Prix Leader Price quand ils existent: 421 francs 29.
Aligro: 382 francs 85.
Casino, produits Euro Sourire: 361 francs 61.
Manor, produits Prix Top: 346 francs 22.
Denner: 302 francs 09.
M-Budget de Migros: 300 francs 09.
Aldi : 297 francs 36.
Prix Garantie de Coop: 294 francs 66.
Premier constat : il y a une énorme différence de prix, plus de cent vingt francs, entre le moins cher, Prix Garantie de Coop, et le plus cher de notre ce classement, PAM. Plus étonnant encore, les quatre premiers se retrouvent dans un mouchoir de poche. Et en regardant dans le détail, on s'aperçoit que chez eux les prix de beaucoup de produits sont les mêmes ou quasiment les mêmes. Par exemple :
Les spaghettis 1,15 fr. le kilo chez les quatre distributeurs.
Le cacao : 3,59 fr. chez Aldi et 3,60 fr. le kilo pour Denner, M-Budget et Prix Garantie.
Le lait entier UHT : 1,09 fr. chez Aldi et 1,10 fr. pour Denner, M-Budget et Prix Garantie.
Donc Aldi, le premier distributeur hard discount arrivé en Suisse, se classe effectivement dans le peloton de tête de notre classement, mais il n'est pas forcément le moins cher sur tout. Difficile cependant pour les consommateurs d'intégrer ces détails pourtant importants, comme l'explique Björn Ivens, professeur de marketing à HEC Lausanne : « Les produits dans un supermarché sont tellement nombreux que le consommateur ne peut pas retenir tous ces prix dans toutes les enseignes dans un pays. Il a une information imparfaite, il ne peut pas comparer tout. Il va fonder son jugement de niveau de prix sur un nombre très limité de produits. L'important pour chaque enseigne, c'est d'avoir des prix bas sur ces produits-là. »
Par curiosité, nous avons également fait l'exercice chez Aldi France où l'équivalent de notre panier revient à 234 francs 48, soit une soixantaine de francs de moins que chez Aldi Suisse.
Chez Lidl France, c'est encore moins cher : 226 francs 34.
Premiers prix : comparaison qualitative
Premiers prix : comparaison qualitative
Pour une quinzaine de produits de notre panier, ABE a comparé la composition annoncée des articles Premier Prix avec, en référence, une des principales marques commerciales représentatives du marché du produit en question. Pour nous aider dans cet exercice, nous avons fait appel à deux experts en la matière : André Cominoli, chimiste cantonal adjoint du canton de Genève, et Robert Rémy, responsable des tests alimentaires à Test-Achats, la revue belge des consommateurs.
Jambon cuit
Les prix des jambons issus de nos huit paniers varient de 13 francs 48 à 26 francs 30, alors que des jambons de marque de référence coûtent jusqu'à une quarantaine de francs.
Mais si on lit bien les étiquettes, elles annoncent parfois, jambon ou jambon de derrière, parfois cotto. André Cominoli : « Il y a une différence, parce que le jambon vient exclusivement de la cuisse arrière du porc. Pour le cotto, la viande vient toujours du porc, mais de n'importe quelle partie du porc, elle a été hachée, reconstituée et cuite. » Le cotto coûte bien moins cher que le vrai jambon. Mais cotto ou jambon, les additifs sont à peu près les mêmes : agents conservateurs, exhausteurs de goût, antioxydants et stabilisateurs. Robert Rémy : « Il s'agit de phosphates et de diphosphates, qui ont tout simplement la propriété d'augmenter la rétention d'eau du produit. Ce que l'on cherche avec de tels additifs, c'est vendre au consommateur de l'eau au prix du jambon. »
A relever qu'il y a des stabilisateurs annoncés dans un seul des deux jambons que nous avons choisis comme marque de référence, le Naturafarm de Coop, alors que le Del Maître Prestige déclare en être exempt, ce qui montre qu'il y a aussi qualité et qualité dans les marques de référence.
Steaks hachés
11,25 francs à 16,50 francs/kg.
Marque de référence : 15 francs/kg.
Il y a aussi des différences de qualité pour les steaks hachés. Certains produits Premier Prix annoncent une proportion de viande de bœuf qui varie de 60% pour le produit Prix Garantie (12,37/kg) à 96% pour M-Budget (14,13/kg). Il n'y a aucune indication pour les produits vendus par Manor, Casino et Aligro. Le produit de référence choisi, Farmburger de Findus, qui est d'ailleurs vendue par PAM, ne contient que 76% de viande de bœuf (15.--/kg).
Le hamburger de Lidl France, vendu trois fois moins cher (4,38 francs), ne contient que 51% de vraie viande de bœuf, à laquelle ont été ajouté 30% de protéines végétales. On a donc là un produit vraiment différent. Et voilà le type de différence qu'il faut avoir à l'esprit quand on pense au fait que le panier français de Lidl est tellement moins cher que les paniers suisses.
Raviolis
2,25 francs à 4,04 francs/kg.
Marque référence : 5,27 francs/kg.
Pour les raviolis, que ce soit dans le produit de référence Hero ou les Premiers prix, il y a 60 à 70% de sauce et la pâte représente en moyenne un cinquième de la masse. Robert Rémy : « La différence essentielle se situe dans la proportion de viande présente. C'est ainsi que dans certains produits, on note la présence de 3-4% de viande et ça peut aller dans d'autres produits jusqu'à 7-8%, ce qui peut justifier une différence de prix. Encore faudrait-il être certain de la qualité de la viande qui est utilisée, ce qui est évidemment pas mentionné ni annoncé dans l'étiquetage. » Les raviolis Denner et Aldi ont un prix quasi équivalent (2,50/kg et 2,52/kg) et contiennent la même quantité de viande, 3%. La différence : chez Denner, c'est du bœuf, et chez Aldi de la dinde, a priori moins chère.
Café soluble
19,95 francs à 46,50 francs/kg.
Marque de référence : 49,50 francs/kg.
Tous ces produits, y compris celui choisi comme marque de référence, annoncent café soluble et parfois la variété du café utilisé. Vu les énormes différences de prix, peut-on penser qu'il y a dans les produits bon marché un ingrédient moins cher comme de la chicorée ? André Cominoli : « Si le fournisseur indique café soluble, il n'a droit de mettre que du café. » L'explication des différences de prix est plutôt à chercher du côté de la variété de café et du type d'emballage utilisé.
Huile d'olive extra vierge
6,89 francs à 10,50 francs/litre.
Toutes les huiles d'olives de nos panier s'annoncent extra vierges ou vierge extra, ce qui revient au même pour la loi. Et sachez que la mention pression à froid affichée sur certaines étiquettes n'est pas forcément un signe de qualité supérieure. Robert Rémy : « Aujourd'hui, les techniques de pressage se sont à ce point améliorées que cette mention de pression à froid est devenue désuète. Elle est encore utilisée par pas mal de fabricants pour donner le sentiment d'authenticité absolue du produit. » Donc a priori, il s'agit de produits similaires où rien dans la composition ne justifie les différences de prix. Reste bien sûr la question plus subjective et néanmoins essentielle du goût.
Même constat pour plusieurs autres produits que nous avons examinés, notamment les corn flakes, colas, cervelas, chips et yoghourts. La composition est très similaire que ce soit entre les produits Premier Prix eux-mêmes ou entre Premier Prix et marque de référence. Taux de sucre ou de sel équivalents, présence d'additifs et colorants, imprécision quant à la qualité des graisses utilisées, emballage. Rien qui n'explique vraiment des différences de prix qui peuvent passer, par exemple pour les cervelas, du simple au double.
Macédoines de fruits et haricots
L'examen des macédoines de fruits en conserve, effectué avec l'aide du laboratoire cantonal de Genève, a confirmé une composition similaire dans les Premiers Prix et la marque de référence. Pour les haricots verts en conserve, le laboratoire a évalué la proportion de haricots abîmés, c'est-à-dire cassés ou mal équeutés. Cette proportion peut varier fortement, mais les deux boîtes de la marque de référence se classent dans la moyenne. Le laboratoire n'a pas pu nous confirmer si les haricots qui s'annoncent fins ou très fins le sont effectivement, puisque la loi reste muette sur ce point et laisse une complète liberté d'appréciation aux fabricants.
Röstis et sticks de poisson
Enfin, les analyses effectuées sur les rösti et les sticks de poisson n'ont pas révélé de différence notable entre Premiers Prix et marque de référence quant à la proportion de matière grasse et d'acides gras saturés.
Tous les résultats de ce comparatif n'étonnent pas particulièrement Robert Rémy : « Plus cher ne signifie pas nécessairement de meilleure qualité. Au travers de nos tests comparatifs, il est arrivé très régulièrement que des produits premier prix soient désignés comme maître achat, présentant un rapport qualité prix avantageux pour le consommateur. »
Aldi à la conquête de la Romandie
Aldi a ouvert en mars dernier son troisième magasin romand à Bulle. Le hard discounter y applique les recettes qui ont fait son succès : l'offre est limitée à environ 800 produits contre dix fois plus dans un supermarché normal, le personnel est réduit au minimum, l'aménagement du magasin totalement standardisé et une situation en périphérie.
Concurrence relative
Mais cette formule a-t-elle autant de chance de réussite en Suisse qu'ailleurs ? Les consommateurs s'y sont révélés moins orientés prix bas et promotions que dans d'autres pays, comme l'a constaté Björn Ivens au cours de plusieurs enquêtes qu'il a co-réalisées : « En général, les Suisses romands ne connaissent pas encore Aldi et ils ont une attitude assez critique. Mais ceux qui ont déjà fait leurs achats chez Aldi ont tout de suite une attitude beaucoup plus favorable. Le défi pour Aldi et Lidl va consister à attirer une première fois les clients romands dans leurs magasins. » En Suisse, Migros et Coop représentent 80% du marché. D'où une situation de concurrence très relative. Selon les experts, la présence de politiciens dans les conseils d'administration des deux grands n'arrange rien. « Dans la décision de la Comco de permettre le rachat de Denner par Migros et de Carrefour par Coop, certaines réflexions n'ont pas été guidées uniquement par le libre jeu de la concurrence. » Face à la perspective de l'arrivée en Suisse des hard discounters, Migros et Coop se sont lancés dans une course à la baisse des prix. Mais des baisses qui concernent surtout leurs gammes Premiers prix M-Budget et Prix Garantie, le segment de leur assortiment en concurrence directe avec l'offre Aldi, où finalement les deux distributeurs appliquent le système hard discount.
Le problème de la gestion du personnel
Migros et Coop disposent d'une marge de manœuvre plus grande qu'Aldi grâce aux profits réalisés sur le reste de leur assortiment. Autre critique aux hard discounters : leur manque total d'innovation. Ils profitent du savoir-faire des fabricants et des grandes marques, mais ne s'investissent pas, par exemple pour améliorer les processus de fabrication. Björn Ivens : « Là où ils sont innovateurs, c'est plus dans l'organisation de leurs processus internes. Ils essaient toujours de baisser les prix en économisant sur les coûts, par exemple, de livraison, de distribution de produits, d'organisation interne. » Mais le gros point noir, en Suisse comme à l'étranger, c'est la gestion du personnel et la manière dont les employés sont traités. « Les hard discounters analysent exactement le droit du travail et, selon l'enseigne, vont aller plus ou moins loin dans l'exploitation de ces libertés offertes par la loi. Certains dépassent les limites ».
Le personnel d'Aldi sous pression
L'an dernier, sur mandat du syndicat Unia, une agence de notation indépendante a réalisé une évaluation des conditions de travail offertes par les dix plus importantes chaînes du commerce de détail suisse. Si la palme revient à Migros et Coop, qui possèdent une convention collective de travail, Aldi fait figure de lanterne rouge.
Pas de convention
Catherine Laubscher, du syndicat Unia : « Aldi est nettement moins bon au niveau du salaire, du temps de travail, du partenariat social. Aldi n'a pas de convention collective avec aucun syndicat de Suisse et refuse de discuter d'une convention collective. Aldi est également moins bon au niveau des prestations sociales. » Un tableau assez sombre que confirme le témoignage que nous avons réussi à recueillir auprès d'une personne qui a travaillé dans un magasin Aldi en Suisse : « Chacun avait peur. Chaque semaine un, deux, trois employés étaient licenciés. Parfois, il y a quatre ou cinq nouveaux employés au début de la semaine et quatre ou cinq loin à la fin de la semaine [...] Vous devez être incroyablement rapide. Par exemple, une caissière doit scanner 1400 articles à l'heure. » Notre témoin nous a encore parlé de journées de travail se prolongeant jusqu'à minuit les jours d'inventaire avec reprise à 7 heures le lendemain matin, et des jours de congé supprimés au dernier moment. Catherine Laubscher : « Ils jouent vraiment avec la santé des salariés et une fois que le salarié est usé, ils le jettent comme des kleenex. »
A la limite de la loi... et au-delà
Aldi engage la plupart des employés à 50%, mais peut les faire travailler bien davantage et, selon les besoins, soudainement, les planifier beaucoup moins, ce qui peut mettre les employés dans une situation financière périlleuse. « En engageant plein de personnes à 50%, ça leur permet de faire travailler davantage les gens sans être obligés de payer un supplément pour les heures supplémentaires. Les gens à temps partiel n'ont pas droit à des suppléments pour heures supplémentaires, ce qui est d'ailleurs une lacune du système. » explique Catherine Laubscher.
Si Aldi profite là d'une lacune du système, il va, semble-t-il parfois, même au-delà de la loi. Témoignage de l'ex-employé : « Si vous êtes planifié pour 7 heures, vous devez être au moins un quart d'heure avant prêt sur place. Le gérant fait la répartition du travail et ce quart d'heure n'est pas payé. » Autre point litigieux, l'utilisation de la vidéosurveillance. Catherine Laubscher : « A Zurich, dans un petit magasin, neuf caméras vidéo de surveillance ont été installées dont deux étaient exclusivement destinées à contrôler les salariés, ce qui est absolument illégal en droit suisse. Le préposé à la protection des données personnelles l'a rappelé à Aldi qui, entre-temps, a retiré ces cameras-là, mais toutes les autres cameras demeurent. »
Pour contrôler la qualité de leurs services, il arrive que les grands distributeurs utilisent des contrôleurs qui se font passer pour des clients. Mais chez Aldi, ils ont des méthodes plutôt spéciales. Employé X : « Ils achètent, par exemple, un carton de six bouteilles de vin et cachent dedans une bouteille de schnapps plus chère. Si la caissière ne s'en aperçoit pas, au bout de deux ou trois fois, elle est licenciée ».
Entretien avec Sophie Lagrange, auteur de l'enquête
ABE a proposé à Aldi de venir s'expliquer sur sa politique du personnel, ainsi que sur sa stratégie concernant les produits et le prix, en vain. Explications de Sophie lagrange, journaliste ABE.
Quels sont les motifs invoqués par Aldi ?
Lors de la préparation de l'interview, nous avons donné à Aldi les thèmes sur lesquels la syndicaliste et l'ex-employé s'exprimaient. Nous leur avions aussi indiqué la composition de notre panier, le montant total du panier Aldi et le fait qu'ils se classaient dans le trio de tête. Mais ils ont estimé que ces renseignements n'étaient pas suffisants pour se préparer à l'interview et ils ont finalement décliné notre invitation.
Mais bon, on imagine bien que Aldi n'a pas attendu notre enquête pour connaître les prix pratiqués par ses concurrents et savoir comment ils se positionnent.
Et puis, il faut savoir que, comme c'est la pratique à ABE, le représentant d'Aldi aurait pu visionner tous les sujets aujourd'hui avant de venir sur le plateau répondre à vos questions et avoir donc encore le temps de préparer ses réponses.
D'une manière générale Aldi ne fait pas preuve de transparence, au contraire !
Effectivement, sous prétexte qu'Aldi est une entreprise familiale, non cotée à la bourse, elle ne livre aucun chiffre sur ses affaires. Et ça va plus loin, puisque cela concerne toutes sortes d'autres données. D'ailleurs, lors du comparatif effectué par l'agence indépendante sur les conditions de travail dans la grande distribution en Suisse, ce manque de transparence, que ce soit sur les salaires, la formation ou les prestations sociales, avait contribué au fait qu'Aldi se retrouve si mal notée.
Mais nous avons quand même été surpris par ce refus dans la mesure où tout avait bien commencé puisqu'Aldi a accepté que nous tournions des images dans un de ses magasins pour illustrer notre enquête. Mais quand il s'est agi d'aborder notamment le sujet des employés, c'est là les choses se sont gâtées et malgré de longues explications de notre part, Aldi a fini par décliner notre invitation.
Au final, que retenir de cette enquête ?
Et bien rappelons que bien sûr, des prix bas, c'est bien, surtout quand on a un budget serré, mais qu'il y a aussi d'autres paramètres importants qu'il faut prendre en considération en choisissant un produit. La proximité de la production, le respect des saisons, la pollution due au transport, les conditions de travail. etc., des aspects de la consommation que nous abordons régulièrement à ABE. Alors si un peu de concurrence c'est sain, la concurrence à outrance n'est finalement bénéfique ni pour les consommateurs ni pour notre planète à moyen terme.