Le fromage de chèvre séduit de plus en plus. Entre produits industriels et artisanaux, à base de lait cru ou pasteurisé, les goûts sont très divers. Enquête et dégustation.
Les chèvres de Monsieur Richard
Richard Bettex élève 400 chèvres de race Saanen, une race d'origine
suisse. Elles sont les championnes toute catégorie question
production de lait. Son exploitation de la Broye vaudoise est la
plus grande du genre en Suisse. On y trait 250 chèvres à l'heure.
Richard Bettex, fromager « Nos bonnes chèvres pèsent entre 70
et 80 kilos et peuvent produire jusqu'à 7-8 litres de lait par jour
en pic de lactation, soit 10% de leur poids, c'est énorme » En
fait, elles n'ont pas véritablement le choix. On les nourrit, pour
stimuler la production laitière, en ajoutant à leur fourrage des
compléments concentrés. Par ailleurs, on leur fait vivre une sorte
d'expérience spatio-temporelle « Nous sommes sur le marché de
la grande distribution et devons satisfaire nos clients toute
l'année. Nous avons mis en place un système de désaisonnement.
» Il s'agit d'éviter le creux de novembre-décembre, soit les 2
mois pendant lesquels la chèvre ne fait plus de lait avant la
naissance des cabris. L'exploitant décale de 6 mois la saison des
amours de la moitié de son troupeau, assombrissant l'une des
étables : les chèvres entrent en chaleur dès que la lumière baisse.
Il n'y a donc plus de creux hivernal.
Le lait coule toute l'année et
c'est important pour cet entrepreneur qui vise grand. Dès le
départ, il a ciblé une production de masse dans sa fromagerie ultra
moderne. Première étape obligatoire ici, la pasteurisation à 74
degrés pour être certain de la qualité sanitaire de tous les laits
qui entrent dans l'entreprise. « Le lait cru est parfaitement
gérable et maîtrisé quand on connaît la filière complète, de la
production du lait au produit fini. Mais, comme à peu près 2/3 du
lait que nous transformons provient d'exploitations extérieures à
l'entreprise, nous devons pasteuriser. La notion de risque est trop
importante pour jouer sur des laits crus. » Après
pasteurisation, le lait est enrichi en ferments lactiques et en
présure dans des cuves pour permettre sa coagulation. Le processus
prend 24 heures pour le fromage de chèvre frais - le produit phare
de cette fromagerie. Une fois caillé, il est moulé dans des
faisselles de sorte à l'égoutter. « Ici on veut rester dans une
authentification traditionnelle. On fait une sorte de moulage "à la
louche", très proche de la méthode à l'ancienne. » Durant la
phase d'égouttage, les fromages sont retournés et salés avant
d'être à nouveau mis au repos pendant plusieurs heures. Autre
technique pour mouler les chèvres frais, celle du poussoir. C'est
plus rapide, mais les fromages auront une autre texture. Ils
pourront plus facilement être assaisonnés, par exemple avec de
l'ail. Monsieur Bettex le reconnaît : « on fabrique un fromage
qui est plutôt standard. Rechercher la perfection ou le parfum, ce
n'est pas notre métier, il faut avoir l'honnêteté de le dire. Cela
n'empêche pas d'être en veille pour faire la meilleure qualité
possible. »
Assurer une production standard et
constante, cela veut aussi dire utiliser des techniques qui font
hurler les puristes. L'ultra filtration par exemple, qui permet de
conserver les surplus de lait de l'été : « on sort l'eau du
lait et on congèle la masse restante. Plus tard, on la repasteurise
en mélangeant avec du lait frais et on a ainsi une capacité de
faire un produit frais toute l'année. » Car Richard Bettex a
besoin de 1,3 million de litres de lait par an pour fabriquer non
seulement du chèvre frais, mais aussi des tommes plus affinées,
même des mélanges à fondue et des yogourts. Dans ces locaux
ultramodernes, on est loin du cliché du petit chevrier qui est
pourtant l'emblème de la fromagerie.
Fromage du cru au lait cru !
En Suisse romande, la majorité des producteurs de fromage de chèvre
sont des petits fabricants. Leur école, leur philosophie ne sont
pas les mêmes que celles des grands fabricants et adeptes du lait
pasteurisé. C'est le cas de Jean-François Burnet, par exemple :
« On essaie de rester le plus proche de la nature, le plus
simple possible, avec un lait qu'on sort de la mamelle et qui, une
heure après, est déjà présuré, travaillé. Ce lait est traité cru,
mais il n'est pas stocké ni transporté, ce qui élimine énormément
de risque. » Son travail, c'est une passion pour le goût vrai,
même une sorte de philosophie : « En travaillant au lait cru,
on peut parler de goût. On a un goût différent, qui, par exemple,
n'est pas pareil à longueur d'année. » Ses biquettes sont des
Chamoisées. Du printemps à l'automne, elles pâturent dans les prés
riches en graminées. C'est l'un des facteurs qui détermine la
qualité du lait, comme l'explique l'associé de Jean-François
Burnet, le maître chevrier Serge Kursner. Ce qui compte aussi,
c'est le stade de lactation : « En début et en fin de
lactation, le lait est beaucoup plus riche et gras. La matière
grasse fixe un peu le goût, ce qui se retrouvera dans le fromage.
» Ici, le cycle naturel des chèvres est complètement respecté.
La saillie a lieu une fois par an, lors de la saison des amours.
Après la mise bas des petits cabris, dont l'immense majorité finira
en gigot pascal, les chèvres produisent à nouveau le lait
nécessaire à la fromagerie. Tout est à échelle artisanale. En
moyenne, les biquettes produisent 3 litres par jour, utilisés pour
la production de chèvre frais mais aussi pour du mi-dur.
Pour fabriquer les pâtes mi-dures,
contrairement à ce qui se passe avec le fromage frais, il faut
chauffer le lait, une première fois à 32 degrés pendant 40 minutes.
Le fromager y ajoute des ferments lactiques, puis de la présure
pour permettre au lait de coaguler. Chaque artisan a sa propre
recette, une petite cuisine interne qui fera la différence. C'est
aussi affaire d'expérience, la main et l'œil du fromager sont
irremplaçables. Après cuisson, la masse est découpée, tout
doucement, progressivement. On retire ensuite un peu de petit lait
et le caillé est chauffé une deuxième fois à 35 degrés. Cette pâte,
moulée et pressée pour l'égouttage, sera affinée pendant plusieurs
semaines. Une tâche à laquelle se consacre Jean-François Burnet
tous les jours pendant deux mois: « Je frotte les fromages pour
leur donner une croûte, les engorger. Cette croûte va les protéger
et les fait mûrir. » Le secret de fabrication est lié à
l'utilisation de lait cru, un lait riche en enzymes et en bonnes
bactéries lactiques. Un secret et presque un sacerdoce, dans un
monde où le discours hygiéniste gagne de plus en plus de
terrain.
C'est en France que l'on trouve les
partisans du lait cru parmi les plus passionnés, comme ici en
Ardèche, dans la ferme d'expérimentation caprine du Pradel.
L'équipe de Monsieur Lefrileux étudie et développe des techniques
de production qui serviront de référence à toute la filière
caprine. Les bactéries, les moisissures, les flores qui peuplent
naturellement la pâte et la croûte des fromages sont étudiées sous
toutes leurs formes. Yves Lefrileux, responsable des
expérimentations caprines à l'Institut français de l'élevage, en
parle d'ailleurs comme d'agents technologiques : « Dans le lait
cru, lors de la traite, il y aura un certain nombre de
contaminations naturelles, de flore d'intérêt technologique.
L'école" lait cru" veut préserver cette flore, la cultiver,
l'orienter de manière à avoir une fabrication fromagère
correspondant au milieu dont elle est issue. L' école
"pasteurisation" supprime la flore naturelle et la remplace par une
flore standard, à l'efficacité certaine. La qualité du produit
peut-être tout à fait satisfaisante, mais relativement standard. Le
problème est qu'on éduque les citoyens à avoir des produits très
neutres, très standardisés. » Pour les tenants du lait cru,
l'enjeu est considérable : en laissant vivre les fromages, en
laissant se développer leur texture et leur arôme, ils défendent la
diversité et l'authenticité de chaque produit, à condition bien sûr
que cette fabrication soit de qualité.
Et que vivent les bactéries !!!
Un fromage au lait cru est un
fromage qui vit - avec des bonnes bactéries à l'intérieur, et des
moisissures-champignons à l'extérieur. Un savoir-faire que
cultivent les fromagers français depuis des siècles, et des
affineurs spécialisés, comme Hervé Mons à Saint-Haon-le-Châtel,
entre Lyon et Clermont-Ferrand. 260 sortes de fromages en
provenance de toute la France et aussi de Suisse y sont bichonnés à
longueur d'année. Ce maître affineur est en effet un affineur de
première classe, qui s'occupe de toutes sortes de fromages, chèvre,
vache ou brebis : « les fromages de chèvre arrivent chez nous 3
ou 4 jours après leur production. Selon la taille du produit et la
volonté du client, l'affinage durera de 4 à 8 semaines pour les
petits. Pour les grands formats, l'affinage peut aller jusqu'à 2
ans. » Affiner un fromage, c'est un processus compliqué. Les
produits vont passer dans plusieurs pièces et subir différentes
températures et taux d'humidité, passer du décaissage au séchage,
ou hâloir : « Dans l' hâloir, on a une odeur très lactique,
acide, provenant de tout ce qui exsude du fromage de chèvre. Le
travail consiste à enlever un peu d'eau, mais pas trop pour qu'il
ne sèche pas. Si on ne le sèche pas assez, il va crémer sous
croûte. Cette crème sous la croûte donne de l'amertume si on ne
consomme pas le fromage rapidement. Cette étape du séchage est la
plus difficile. L'affinage, ce n'est pas laisser les fromages posés
et les regarder. Il faut des soins quotidiens. C'est à cette étape
que les bactéries vont dégrader les protéines et les matières
grasses, qui vont transformer le produit, amenant du moelleux, des
arômes, du goût. »
Ils prennent ensuite la direction
des caves et leur feu d'artifice de moisissures gourmandes : «
La moisissure est très importante. Elle va protéger les fromages,
réguler la température. Bon sang de bois, il faut de la moisissure
sur le fromage. Un fromage avec de la moisissure est vivant.
Méfiez-vous plutôt de ceux qui ne montrent rien. » Pour Hervé
Mons, travailler avec du lait cru ne pose pas de problème sanitaire
particulier en France, contrairement aux idées reçues souvent
véhiculées par l'industrie : « Les incidents de contamination,
nous les avons eus sur les produits pasteurisés. Lorsqu'on crée un
champ stérile, on aura une contamination beaucoup plus violente si
un pathogène y pénètre et occupe à lui seul tout le milieu. »
Le maître affineur exporte ses fromages aux délicates senteurs
jusqu'au Japon, il parvient même à introduire du lait cru aux
Etats-Unis. Pour répondre à la demande, il est même en train de
rénover un ancien tunnel ferroviaire. Une cave à fromage de 160
mètres de long: les meules en moisissent déjà d'aise.
La question du risque sanitaire à manger des fromages au lait cru
s'était posée très violemment en Suisse avec une épidémie de
listériose des années 80 provoquée par du vacherin. Mais le risque
existe aussi avec des fromages pasteurisés, ce fut le cas notamment
avec des tommes neuchâteloises. Les contaminations bactériennes
peuvent survenir par différents biais, aux étapes de fabrication et
d'affinage.
Fromage de chèvre : dégustation
Nous avons sélectionné une douzaine
de fromages frais et à pâte molle parmi les plus vendus en grande
surface. Nous les avons soumis aux papilles expertes de trois
dégustateurs :
Dominique Ryser, détaillant fromager à Genève
Pierre Barrucand, ingénieur alimentaire chez Actilait, en
France
Jacques Duttweiler, maître-affineur à Thierrens
LES CHEVRES FRAIS
Ce qui a tout d'abord marqué les dégustateurs, c'est le goût salé
de 4 produits :
Chavroux, fabriqué par Fromarsac :
très salé
12 Petits chèvres doux de Président
: très salé
Chèvre frais nature de la
fromagerie Bettex près d'Yverdon : salé.
Chèvre Frais de la fromagerie
Moléson : salé.
Dominique Ryser : « Je pense que ces producteurs rajoutent du
sel pour avoir du goût, mais ce n'est pas de l'arôme. » Pour
pallier ce manque, l'un des fabricants ajoute carrément à ses
petits chèvres Président de « l'arôme naturel de fromage de chèvre
». Le commentaire de Pierre Barrucand : « Ce n'est plus un
fromage, on s'en écarte. C'est une préparation culinaire.
»
Pur Chèvre de Pierre Schlunegger à
Forel-Lavaux : sans caractère particulier, avec peu d'arôme et peu
de goût. C'est le seul chèvre frais fermier de l'échantillon.
LES BUCHES
Rondin Onctueux de Chèvre de Cœur
de Lion (fabrication industrielle) : Jugé plat, collant en bouche
et avec une croûte trop épaisse. Fabriqué avec de l'arôme.
Tendre Bûche de Chavroux
(fabrication industrielle). Contient non seulement de l'arôme mais
aussi de l'émulsifiant (E471) et de la gélatine. Voici le
commentaire des experts :
Pierre Barrucand : « La gélatine apporte une texture collante
ou élastique au produit. Cela diminue aussi la matière sèche du
fromage en conservant une texture satisfaisante. »
Dominique Ryser : « Il était blanc "malade". L'intérieur
gommeux, caoutchouteux, il n'y a pas de plaisir. »
Bûche Saint Maure-Caprifeuille du
producteur français Sèvre et Belle, au lait cru. Les experts l'ont
dégustée avec plaisir :
Dominique Ryser : « Il y a de l'arôme, de la longueur en
bouche, le goût d'herbe qui revient derrière, la moisissure qui
entoure le fromage a un goût agréable. »
Jacques Duttweiler : « C'est un vrai produit et ça fait du
bien de goûter ça. »
AUTRE
Bio-Fromage de chèvre Naturaplan :
ce fromage n'a, aux yeux des experts, que des défauts. Jacques
Duttweiler : « pour moi, ce fromage, c'est bio-lessive. Il a
une odeur de lessive, c'est impressionnant. Si c'est ça bio,
J'arrête la gastronomie. »
LES CROTTINS
Crottin Président au lait
pasteurisé : sa flaveur chèvre est unanimement appréciée.
Dominique Ryser : « Par rapport à l'ensemble, il était
agréable. »
Crottin affiné, fabriqué par Serge
Kursner à Gimel dans le canton de Vaud, au lait cru : les
dégustateurs relèvent un petit arôme de pomme verte, et une
typicité intéressante qui l'écarte des produits standard. Comme
pour le suivant, nos experts estiment que le lait cru fait la
différence. Il classe ce produit dans leurs deux favoris.
Crottin de Chavignol AOC produit
par Triballat en France, au lait cru : le plus cher mais aussi le
préféré des experts.
Jacques Duttweiler : « C'est un produit fini avec du lait de
chèvre sans apport chimique... On est sur un vrai produit, au nez,
en bouche. »
Trois questions à Laurence Margot, diététicienne
La lait de chèvre est-il plus
digeste que le lait de vache ?
C'est vrai. Les globules gras sont plus fins et plus
facilement assimilables. Idem pour la qualité des matières grasses
que contient le lait de chèvre. Ce sont des acides gras plus
courts, ce qui favorise la digestion.
Le lait de chèvre est-il plus riche que le lait de vache ?
Non. Le lait de chèvre et le lait de vache sont relativement
équivalents, tant pour les protéines que pour les calories et le
taux de calcium. C'est le lait de brebis qui est plus riche en
matières grasses et en calcium.
Le lait de chèvre convient-il aux allergiques ?
C'est faux. Vous pouvez avoir un problème avec le sucre du
lait de vache, une intolérance aux lactoses, et il y en a aussi
dans le lait de chèvre. Vous pouvez aussi être allergique aux
protéines du lait de vache, mais très régulièrement il y a une
allergie croisée avec le lait de chèvre. Donc, on ne peut
conseiller systématiquement aux allergiques au lait de vache de
passer au lait de chèvre.
Victimes de Lehman Brothers dédommagées : entretien avec
Mathieu Fleury de la FRC
Disponible uniquement en vidéo.