En Libye, la bataille pour Tripoli

Grand Format Reportage

Reuters - Goran Tomasevic

Introduction

Huit ans après la chute du dictateur Mouammar Kadhafi, la Libye est sur le point de basculer dans une 3e guerre civile. Depuis plus d’un mois, la capitale est assiégée par l'homme fort de l'Est, le maréchal Haftar. La correspondante de la RTS en Afrique du Nord, Maurine Mercier, s'est rendue à Tripoli où les habitants martèlent que Haftar, "c’est Khadafi, en pire" et craignent la destruction progressive de leur ville.

Chapitre 1
Retour à la guerre civile

En 2011, la chute du dictateur Mouammar Kadhafi laissait espérer au peuple libyen l'établissement d'une démocratie. Huit ans plus tard, le pays fait face à une troisième guerre civile, avec pour menace une nouvelle dictature militaire, estiment bon nombre d'habitants de Tripoli.

Le pays est principalement divisé entre deux entités. À l'Ouest, le gouvernement d'union nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale, et dirigé par le Premier ministre Fayez al-Sarraj. La partie Est est elle tenue par l'Armée national libyenne (ANL), sous commandement du maréchal Khalifa Haftar.

>> Voir une carte des influences actuelles sur le territoire libyen : Carte représentant les influences en Libye mi-mai. En bleu, le territoire sous contrôle du gouvernement d'union nationale (GNA), dont Tripoli. En rouge, les zones alliées au général Khalifa Haftar. En vert, un territoire tenu par différentes factions et tribus. [Liveuamap.com - Carte interactive participative]
Carte représentant les influences en Libye mi-mai. En bleu, le territoire sous contrôle du gouvernement d'union nationale (GNA), dont Tripoli. En rouge, les zones alliées au général Khalifa Haftar. En vert, un territoire tenu par différentes factions et tribus. [Liveuamap.com - Carte interactive participative]

Le 4 avril dernier, le maréchal s'est lancé à la conquête de la capitale Tripoli, où siège le gouvernement d'union nationale. L’homme fort de l’Est a ainsi fait voler en éclats tout le processus de réconciliation politique en vue de bâtir un Etat pacifique.

La capitale est la pièce manquante dans le plan du maréchal Haftar. S’il réussit à la conquérir, il s’empare de tout le pays. Avant d’attaquer la ville, le militaire s’était assuré que des patrons de milices lui laisseraient le champ libre. Mais ces alliances n’ont pas tenu et Tripoli résiste.

Aujourd'hui, les troupes du maréchal se trouvent à environ 25 kilomètres du centre-ville. Des quartiers d’habitations du sud de la capitale se sont transformés en champs de bataille.

Là, les combats se font à l'arme lourde et les habitants n'ont eu d'autre choix que de fuir vers le centre. Plus de 75'000 déplacés à la mi-mai, selon l'ONU, et plus de 100'000 personnes prises au piège des combats aux abords de Tripoli.

Cette bataille s'annonce longue et meurtrière. Elle a jusqu'ici fait quelque 510 morts et 2500 blessés, selon le bilan du 20 mai de l'Organisation mondiale de la santé.

>> Ecouter les explications sur la bataille de Tripoli dans l'émission Forum du 3 mai :

Les habitants de Tripoli se sentent de plus en plus assiégés. [Reuters - Ahmed Jadallah]Reuters - Ahmed Jadallah
Forum - Publié le 3 mai 2019

Chapitre 2
L'angoisse des Tripolitain.e.s

Reuters - Ahmed Jadallah

Tripoli, c’est la ville progressiste de la Libye. Ceux qui rêvent de vivre en démocratie, s’ils n’ont pas encore fui le pays, se trouvent pour la plupart ici. Bon nombre d'habitants de Benghazi ont d'ailleurs fui l'Est pour s'y réfugier.

Dans la capitale, le maréchal Haftar est souvent décrit comme un "dictateur militaire". S'il prend la capitale, la Libye retombera dans un régime semblable à celui de Kadhafi. Précisément ce contre quoi le peuple s’est battu en 2011, dénoncent les habitants.

Le maréchal Haftar n’a pas encore conquis Tripoli. Mais il a déjà réussi à y instaurer un climat de peur. Beaucoup d'habitants n’osent plus critiquer le militaire, par crainte des représailles s'il venait à l’emporter. L'avenir est de manière générale trop incertain pour que les gens s'expriment facilement.

L’atmosphère dans la capitale est très lourde. Tout le monde a les yeux rivés sur son portable. Les réseaux sociaux sont inondés de vidéos tournées dans les deux camps. On y voit défiler des jeunes, pour la plupart de moins de 30 ans, combattre en tongs et mourir sur le front.

Les combattants au front sont souvent des jeunes de moins de 30 ans. [Reuters - Goran Tomasevic]
Les combattants au front sont souvent des jeunes de moins de 30 ans. [Reuters - Goran Tomasevic]

Certains habitants confient leur désespoir à demi-mot: "on ne tiendra pas. Haftar va bombarder, durant 3 ans s’il le faut. Il a trop de soutiens internationaux. On n’arrivera pas à le chasser. On ne parvient pas à sortir de la violence. Les guerres se succèdent. On n’en sortira jamais".

Un sentiment de fatalité est palpable. "Nous n’allons jamais réussir à voir notre pays en paix", glisse une Tripolitaine. "Ca y est. Notre pays, c’est comme la Syrie", lâche un jeune étudiant de 19 ans. Il a dû fuir sa maison, exposée aux bombardements. A cause de la guerre, il a dû interrompre ses études.

>> Ecouter le témoignage d'habitants du sud de Tripoli ayant dû fuir leur quartier :

Une aire de pique-nique à Tripoli devenue refuge pour des habitants du sud de la capitale. [RTS - Maurine Mercier]RTS - Maurine Mercier
Le 12h30 - Publié le 13 mai 2019

Malgré les circonstances, la vie ne s’arrête pas à Tripoli. En signe de résistance, des jeunes habitants quittent leurs quartier bombardés pour se réunir au centre, le temps d’un café.

"Mon amie me dit toujours que si elle meurt, elle mourra au moins en faisant quelque chose qui lui fait plaisir. Donc on continue à sortir", raconte une habitante.

>> Ecouter le témoignage complet de ces deux Tripolitaines :

Les femmes à Tripoli continuent à vivre malgré l'offensive sur leur ville. [RTS - Maurine Mercier]RTS - Maurine Mercier
La Matinale - Publié le 7 mai 2019

Guerre d'information

Dans cette bataille, la propagande est au premier plan. Les chaînes de télévision-des deux côtés du pays-diffusent en boucle des images de combats, de maisons bombardées et des combattants tués.

Côté Est, les canaux qui soutiennent le maréchal Haftar prétendent qu’il avance tous les jours sur la capitale et suivent sa rhétorique, à savoir "nous venons libérer notre chère Tripoli des mains des milices et des terroristes".

De l'autre côté, des images circulent pour dénoncer les actes du maréchal Hafta, mais souvent, les images datent de conflits antérieurs.

Sur les réseaux sociaux, de fausses informations et images sont véhiculées, des deux côtés. Tout est fait pour cliver.

Ce flux continu inonde le quotidien des Libyens et ne fait qu'exacerber leurs angoisses.

Chapitre 3
Colère contre la communauté internationale

Reuters - Ahmed Jadallah

Les habitants de Tripoli, démunis, ressentent une colère à la hauteur de leur désespoir. Ils en veulent à la communauté internationale, et notamment au président français Emmanuel Macron.

Il y a un an, ce dernier a réuni à Paris le Premier ministre de la GNA, Faïez El-Sarraj, et le maréchal Khalifa Haftar. Cette rencontre, aux yeux des Libyens, a eu pour conséquence de gonfler à bloc le militaire.

"Vous pensez que sa confiance, il la tient d’où?", s'offusque un Libyen. "Vous avez encouragé Haftar au point qu’aujourd’hui, il se permet de foncer sur la capitale!"

Pas sûr que la colère des Tripolitains ne s'apaise après la visite du maréchal Haftar en Europe. Le chef du gouvernement italien Giuseppe Conte l'a discrètement reçu mi-mai à Rome.

L'Elysée a également annoncé une rencontre pour la semaine prochaine. A Tripoli, les initiatives du président français sont considérées comme de l’ingérence.

Les citoyens de Tripoli en veulent également aux diplomates de pays occidentaux qui quittent les ambassades, fuient la capitale pour aller se protéger à Tunis.

"Qu’est-ce que ces diplomates ont fait pour le peuple ces dernières années, à part profiter? Aujourd’hui, c’est la guerre et ils fuient alors qu’ils y ont contribué."

>> Ecouter le ressentiment des Tripolitains à l'égard de la communauté internationale :

Un poster du maréchal Khalifa Haftar, sur le sol, à Tripoli. [Reuters - Ahmed Jadallah]Reuters - Ahmed Jadallah
La Matinale - Publié le 6 mai 2019

Appels à l'aide

Mais surtout, les habitants de Tripoli ne comprennent pas comment la communauté internationale peut laisser faire Haftar alors qu’en 2011, l’OTAN est intervenue contre Kadhafi. Pour eux, cette offensive est tout simplement une contre-révolution.

Alors, dans l'espoir d'alerter la communauté internationale, des manifestants se réunissent chaque semaine sur la place des martyrs.

"S’il vous plaît, Vous devez nous aider, s'égosille une jeune femme. Nous avons des fleurs, nous voulons la liberté. Donnez nous l’espoir d’avoir une démocratie. On veut faire passer notre message à la France, à l’Europe, à l’Arabie saoudite. On ne veut pas d’un militaire au pouvoir!"

"Nous prenons le risque de manifester ici, poursuit-elle. Haftar peut décider de nous bombarder. Nous sommes des cibles faciles. Mais nous prenons le risque de mourir pour que le monde entier nous entende!"

Et puis, en résonance, le constat d'un étudiant: "Personne n'a d'empathie pour nous. On nous voit comme des sauvages juste capables de se faire la guerre. Alors qu’on rêve de démocratie et de paix."

Des Tripolitaines manifestent dans les rues de la capitale contre l'offensive du maréchal Haftar. [RTS - Maurine Mercier]
Des Tripolitaines manifestent dans les rues de la capitale contre l'offensive du maréchal Haftar. [RTS - Maurine Mercier]

Chapitre 4
Une jeunesse sacrifiée au front

Les combattants qui s'opposent à l'offensive du maréchal Haftar sont pour la plupart de jeunes civils, souvent étudiants. En 2016, ils s'étaient déjà battus contre le groupe Etat islamique, qui s’était implanté à Syrte.

Après leur victoire, ils avaient tenté de retrouver une vie normale. Aujourd'hui, ces jeunes hommes ont dû reprendre les armes.

"J'ai décidé de rejoindre les combats au moment où Haftar a tué des civils, raconte un professeur de français. Ça, je ne peux pas le supporter."

Le comble, pour ces combattants, est d'être désignés comme terroristes par la propagande du maréchal, alors même que ce sont eux qui ont livré la guerre contre Daesh.

"Mes compagnons et moi, on était tous brisés, physiquement et psychologiquement. On a vu trop de choses, des corps broyés, des bombardements. On est sortis de là en mille morceaux. Et aujourd’hui, ça recommence. On doit refaire la guerre. On revit ces mêmes atrocités."

>> Ecouter le reportage sur le front de guerre à Tripoli :

Des membres des forces loyales au gouvernement d'union nationale se battent contre les forces du maréchal Haftar, dans le quartier d'Ain Zara à Tripoli. [AFP - Mahmud Turkia]AFP - Mahmud Turkia
Tout un monde - Publié le 10 mai 2019

Pour ces jeunes, se battre n'est pas un choix. "A chaque fois, je retrouve la guerre juste devant ma porte, explique un autre combattant. Je ne peux pas rester chez moi les bras croisés. Ce que je redoute le plus, c’est que ma mort fasse pleurer ma mère."

Deux jeunes combattants sur la ligne du front à Tripoli. [RTS - Maurine Mercier]
Deux jeunes combattants sur la ligne du front à Tripoli. [RTS - Maurine Mercier]

Au fil des guerres qui se succèdent, la jeunesse libyenne se fait broyer. "A chaque fois, on se dit que ce sera la dernière. A chaque fois, on espère qu’après viendra la paix. Mais on n’y croit plus", constate l'un deux.

Ceux qui ne meurent pas au combat sont traumatisés. Beaucoup ne dorment plus, prennent des drogues et de l’alcool, pour tenter d’effacer les innombrables images de guerre qui les hantent. Bon nombre décompensent.

Chapitre 5
Les milices au coeur du conflit

Reuters - Goran Tomasevic

Depuis la chute de Kadhafi en 2011 et la dissolution de son armée, diverses milices ont gangrené le pays. Elles sont constituées notamment de combattants et militaires qui ont gardé leurs armes après la révolution.

Certaines, plutôt bienveillantes, assurent la sécurité des habitants là où l’Etat en est encore incapable. D'autres sont clairement criminelles.

Si le gouvernement de Tripoli tente peu à peu de les évincer, la tâche s'avère complexe, faute de programmes d'intégration, estime Youssef Ibderi, maire de Gharian.

"Pour que les miliciens lâchent leurs armes, il faut qu’ils puissent avoir d’autres perspectives, explique-t-il. Soit un vrai travail avec salaire, ou leur intégration dans une police municipale." Une mesure impossible à appliquer sans l'accord juridique de Tripoli et des moyens financiers. Le pouvoir est encore totalement centralisé.

Outils de guerre et de propagande

Le maréchal Haftar a su instrumentaliser l'existence des milices à son avantage. D'une part, il mène son offensive en arguant vouloir s'en débarrasser.

"Regardez ces autorités qui ne parviennent pas à éliminer les milices, soutient-il. Moi, j’ai une armée pour les évincer et stabiliser le pays."

D'autre part, c'est grâce à ces mêmes groupes qu'il parvient à conquérir le pays. Dans chaque ville, il "achète" la milice la plus puissante, déloge le maire démocratiquement élu et le remplace par un gouverneur militaire.

>> Ecouter le témoignage du maire de Gharian, réfugié à Tripoli :

Youssef Ibderi, maire de la ville lybienne de Gharian, réfugié à Tripoli. [RTS - Maurine Mercier]RTS - Maurine Mercier
Forum - Publié le 12 mai 2019

Le paradoxe ultime, c'est que la fameuse autoproclamée Armée nationale arabe libyenne (ANL) se compose d'une partie de l'ancienne régulière, mais aussi d'une multitude de milices, allant des salafistes madkhalistes venus d’Arabie saoudite,  aux bandes de voyous, trafiquants de migrants et de pétrole, prêts à s'allier au plus offrant.

Les habitants de Tripoli dénoncent l'absurdité de cette offensive qui, en prétendant vouloir rétablir l'ordre, ne fera que remplacer les milices existantes par d'autres milices.