Les observateurs ont souvent eu tendance à limiter les préoccupations stratégiques soviétiques, puis russes, à un affrontement avec les Etats-Unis et l'Europe.
Cette analyse n'est pas complètement erronée mais elle occulte l'immensité du territoire russe qui, à son extrémité orientale, a pour voisin direct le Japon. Une proximité géographique qui lui a valu de nombreux différends avec la puissance asiatique et notamment une première guerre, entre 1904 et 1905, qui se soldera par une victoire nippone. Un peu plus de 40 ans plus tard, l'URSS de Staline, alliée aux Etats-Unis et aux Britanniques, tiendra sa revanche lors de la Seconde Guerre mondiale.
C'est à cette occasion que l'Union soviétique s'emparera de quatre îles Kouriles, alors baptisées Territoires du Nord au Japon, archipel situé au nord de l'île Hokkaido. Depuis cette date et pour ce différend territorial, Tokyo et Moscou n'ont jamais signé un traité de paix officiel.
Les îles Kouriles, un enjeu symbolique et stratégique
Inhospitalières, battues par les vents, volcaniques, les îles Kouriles n'ont pas de grande portée stratégique pour Tokyo. Le mouvement en faveur de leur retour a même décliné au fil des ans et il a fallu que le gouvernement instaure le 7 février comme "jour des territoires du nord" pour que la question continue à exister dans le débat national.
Pour les autorités, l'idée semble surtout ici de lancer un message à Pékin. En n'abandonnant pas ces îles, elles signifient clairement qu'elles ne lâcheront rien sur les Senkaku-Diaoyu, des îles revendiquées cette fois par la Chine mais de facto contrôlées par Tokyo.
A Moscou en revanche, malgré les sourires de façade, la souveraineté sur toutes les îles Kouriles semble plus importante. Symbole de victoire sur le nazisme, les Russes estiment qu'il s'agit d'un butin de guerre mérité. L'archipel des Kouriles clôt par ailleurs la mer d'Okhtosk, où nombre de sous-marins et navires de Moscou sont amarrés: l'aspect stratégique est donc plus identifiable. Le contrôle total de ce territoire permet à la marine russe d'avoir un accès à l'océan Pacifique toute l'année. Par ailleurs, l'un des arguments phares du Kremlin pour ne pas rétrocéder ces îles est la crainte que des bases militaires américaines y soient implantées dans le futur.
Malgré ces données de départ qui ne portaient pas à l'optimisme, le Japon a multiplié les négociations avec la Russie sous l'administration Shinzo Abe, espérant des progrès permettant au moins le retour de certaines de ces îles sur la base d'un traité bilatéral de 1956, dans lequel les Soviétiques acceptaient leur retour partiel à la conclusion d'un traité de paix.
Lors de son mandat de décembre 2012 à septembre 2020, le Premier ministre de l'époque a ainsi rencontré à plus de 20 reprises le président russe. En nouant toujours davantage de liens économiques et diplomatiques, il escomptait faire avancer ce dossier, mais aucune percée significative n'a pu être faite. Le ton restait toutefois cordial et l'espoir était encore permis à Tokyo. Mais depuis l'entrée en guerre de la Russie en Ukraine, tous ces efforts semblent avoir été anéantis.
Sanctions japonaises, réactions russes immédiates
En privilégiant d'habitude le maintien des relations et l'amélioration des liens économiques entre pays, la politique étrangère japonaise est restée arrimée pendant la majeure partie de la période d'après-guerre à une sorte de retenue lors de conflits.
Au-delà de son propre renoncement à la guerre offensive, établi dans sa Constitution après sa défaite en 1945, le Japon se contente souvent d'appels au dialogue entre belligérants, sans vraiment choisir de camp.
Très proche allié des Etats-Unis et dépendant d'eux pour sa sécurité, Tokyo ne semble cette fois pas avoir eu véritablement le choix. Face à l'unanimité des membres du G7, il a également condamné l'invasion de l'Ukraine comme "une grave violation du droit international" et s'est joint ensuite aux autres pays occidentaux pour imposer des sanctions économiques à la Russie (gels des avoirs appartenant à ses dirigeants et à la banque centrale, exclusion de nombreuses banques russes du système Swift, limitation drastique des exportations, entre autres).
En réponse, la Russie a ajouté le Japon à sa liste de "pays hostiles" mais elle ne s'est pas arrêtée là. Le 21 mars, elle a décidé d'abandonner unilatéralement les négociations pour des accords de paix et, de facto, d'enterrer la question des Kouriles, en précisant que les voyages sans visa ne seraient plus permis, empêchant ainsi aux anciens résidents japonais de visiter ces îles.
Le Kremlin est allé encore plus loin le vendredi 22 mars, le Commandement stratégique opérationnel Est russe déclarant conduire des exercices militaires dans les îles Kouriles avec plus de 3000 soldats et des centaines de pièces d'équipement militaire.
>> Lire à ce propos : Exercices militaires russes sur les îles Kouriles, revendiquées par le Japon
Le 22 mars, le Premier ministre Fumio Kishida a qualifié devant le Parlement japonais le retrait des négociations de paix "d'injuste et d'absolument inacceptable", estimant que les relations nippo-russes et l'invasion de l'Ukraine devaient être traitées séparément. Shigeo Yamada, ministre des Affaires étrangères, a jugé de son côté que ces sanctions économiques étaient inévitables puisque les actions de la Russie "violaient le droit international."
Jeudi, Kyodo News a pu confirmer la dégradation sans précédent depuis des décennies des relations diplomatiques russo-japonaises. L'agence de presse japonaise a pu consulter une première version du "livre bleu", un rapport de politique étrangère publié chaque année. Dans celle-ci, le Japon décrit à nouveau les îles Kouriles comme "une occupation illégale", une première depuis 2003. Il est ajouté dans le document que ces îles font partie "inhérente" du territoire japonais, des mots qui étaient absents depuis l'édition 2011 et qui confirment la fin d'une politique de conciliation sur ce dossier. Le livre bleu doit être publié à la fin du mois d'avril, après avoir obtenu l'approbation du Cabinet du Premier ministre.
L'arme nucléaire à nouveau en question?
Mais derrière les tensions et les postures diplomatiques, l'enchaînement des événements récents pourrait bien avoir bousculé pour le long terme un tabou dans la société japonaise: la bombe nucléaire.
Au cours d'une interview accordée début mars au quotidien japonais Nikkei Asia, Shinzo Abe a décrit l'invasion russe comme "un défi sérieux à l'ordre international" qui ne doit pas rester sans réponse. Bien qu'ayant été le principal instigateur des efforts visant à améliorer les relations avec Moscou, l'ex-Premier ministre a présenté la situation comme devenant "une menace croissante" pour le Japon. Il a ensuite suggéré que le pays devrait modifier son positionnement sur l'arme nucléaire et envisager un système de type OTAN, à savoir que des armes nucléaires soient basées au Japon, tout en restant sous la garde des Etats-Unis.
Ces propos ont suscité une levée de boucliers dans le pays, notamment de la part de l'actuel Premier ministre Fumio Kishida, lui-même originaire d'Hiroshima, qui a expliqué devant le Parlement qu'un tel engagement serait "inacceptable", compte tenu de l'engagement du Japon de ne pas posséder, produire ou autoriser d'armes nucléaires sur son territoire.
La société japonaise reste encore très marquée par les événements de Nagasaki et d'Hiroshima. Un sondage publié en 2021 relevait que 75% des citoyens souhaitaient que leur pays rejoigne le Traité de l'ONU sur l'interdiction des armes nucléaires.
Le période pourrait toutefois être bien choisie pour relancer le débat, comme l'explique à la BBC Richard McGregor, journaliste australien au Financial Times et spécialiste de l'Asie: "Je pense que c'est le moment opportun. Je pense que Shinzo Abe veut essayer d'émouvoir l'opinion publique, qui a été jusqu'alors assez têtue".
Comme en Europe, la situation a en effet été un énorme choc pour le Japon. Elle a montré une fois encore que les pays détenteurs de l'arme nucléaire restaient impunis. Avec à ses portes, une Chine revendicative et une Corée du Nord toujours aussi imprévisible, deux pays dotés eux aussi de bombes nucléaires, l'inquiétude au Japon pourrait peut-être pour la première fois, faire doucement changer les mentalités.
Tristan Hertig
Tokyo dans l'expectative sur le gaz russe
Etant désormais considéré par Moscou comme "un pays hostile", le Japon va tout comme les pays européens faire face à une période d'incertitude en ce qui concerne le gaz russe.
Très dépendant dans le secteur énergétique, le Japon avait été particulièrement touché dans les années 70 par les chocs pétroliers. La décision d'alors avait été de miser sur le nucléaire mais depuis 2011 et l'accident de Fukushima, cette option n'est plus à l'ordre du jour.
Tokyo a depuis décidé de diversifier ses approvisionnements et s'est entre autres tourné vers la Russie, avec de multiples participations et coopérations pour le développement de champs pétroliers et gaziers.
Le ministre du Commerce Koichi Hagiuda a affirmé que le Japon "n'avait pas l'intention de se retirer" de ces projets mais également qu'il fallait analyser l'impact des sanctions et réagir de manière appropriée.
Le Japon est aussi concerné par le paiement en roubles qui est exigé par Moscou. Le porte-parole du gouvernement Hirokazu Matsuno a expliqué que les entreprises japonaises seront invités à refuser cette demande.