"J'ai subi à l'âge de 16 ans une intervention chirurgicale sans aucune explication. À cause de cette opération, j'ai été totalement privée du modeste rêve qui était le mien, celui d'un mariage heureux avec des enfants. Dès que j'ai dit à mon mari que j'avais subi une telle opération m'empêchant d'être enceinte, il m'a quittée. J'en suis tombée malade psychologiquement au point de ne plus pouvoir travailler."
Junko Iizuka, 77 ans, fait partie de ces femmes rendues stériles de force, sans raison apparente. "Je n'avais aucun handicap mais j'ai été placée dans un centre pour handicapés mentaux, puis à la sortie comme domestique auprès de parents-employeurs. J'ai subi quotidiennement des mauvais traitements et sévices. Lorsqu'ils m'ont conduite à l'hôpital pour l'opération de stérilisation, ils ne m'ont rien dit non plus", témoigne-t-elle dans l'émission Tout un monde.
Si elle a pu subir cette opération, c'est en vertu de l'ancienne "Loi de protection eugénique", entrée en vigueur en 1948. Sa principale disposition permettait la stérilisation chirurgicale d'une femme lorsqu'elle, son conjoint ou un membre de sa famille souffrait d'une grave maladie génétique, et qu'une grossesse aurait mis sa vie en danger.
Loi abrogée en 1996
Cette législation a cependant aussi permis la castration de jeunes enfants et l'ablation d'utérus d'adolescentes sans leur consentement, et a servi de prétexte pour une discrimination légale contre les personnes handicapées.
Entre 1948 et 1996, plusieurs centaines de milliers de stérilisations et castrations ont été pratiquées, dont au moins 25'000 sans consentement ou avec un accord forcé.
Ce n'est qu'en 1996 que les stérilisations eugéniques ont été abrogées et l'appellation de la loi a été changée en "Loi de protection du corps de la mère", en conservant une partie des dispositions qu'elle englobait. Car elle permettait aussi par exemple l'interruption de grossesse chirurgicale en cas de viol, d'une maladie héréditaire, ou si un médecin déterminait que le foetus n'était pas viable ou que la vie de la mère était en danger. Le recours à l'IVG pour des "raisons économiques" a été toléré ultérieurement.
L'avortement était et reste cependant en théorie illégal en vertu du code pénal, hormis dans les cas cités ci-dessus et s'il est pratiqué par des hôpitaux agréés. Pour toutes ces opérations, le consentement de la femme et de son partenaire étaient et demeurent encore aujourd'hui requis, excepté en cas de viol.
La vérité, encore partielle, sur les stérilisations forcées après-guerre et jusqu'en 1996 commence à peine à émerger. Depuis plus de 20 ans, Junko Iizuka réclame des excuses et un dédommagement, soutenue par un comité de victimes. La bataille se joue aussi depuis plusieurs années devant les tribunaux, avec des jugements très variables. Un rapport parlementaire publié récemment dresse également un état des lieux, sans toutefois imputer la responsabilité de ces pratiques aux autorités.
Position "malhonnête" de l'Etat dénoncée
Le Japon a initié un processus de reconnaissance des victimes et d'indemnisation forfaitaire en 2019. Mais seul un millier de personnes ont déposé un dossier, notamment en raison du fait que beaucoup ignorent qu'elles ont été stérilisées malgré elles. "Elles ont été opérées sans même le savoir", explique Koji Niisato, avocat de 38 plaignants.
Et l'Etat ne souhaite pas se montrer proactif: "Sur quelque 25'000 personnes concernées, le gouvernement connaît l'identité de plus de 3000 victimes, mais a décidé de ne pas les contacter", poursuit-il. Le ministère de la Santé et des Affaires sociales refuse par ailleurs d'aller au-delà de l'indemnité forfaitaire.
Pourtant, selon cet avocat, ces stérilisations ont constitué "une politique d'Etat qui violait les droits humains sur la base d’une loi anticonstitutionnelle". Pour lui, il s’agit tout simplement de la "plus grave violation des droits humains commise au Japon après la fin de la guerre".
Le gouvernement argue que les plaintes auraient dû être déposées dans un délai de 20 ans après les stérilisations. Or, cela était impossible car, pour l'immense majorité des personnes opérées, la loi eugénique était alors toujours en vigueur. Une position qualifiée de "malhonnête" par les avocats des victimes.
Karyn Nishimura/jop