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Le plaisant exotisme des polars venus du froid

Le style à part de la littérature nordique
Le style à part des polars nordiques. Interview d'Anne Dürr, de la Librairie du Boulevard / Info en vidéos / 1 min. / le 26 avril 2010
Qui n'a pas entendu parler de Stieg Larsson et de son fameux Millénium? Vingt millions d'exemplaires vendus dans le monde et un nouvel enthousiasme pour les polars nordiques. Le Salon du livre a d'ailleurs choisi la Suède comme invitée d'honneur cette année. Mais le phénomène de mode n'explique pas tout. Avec un exotisme bien dosé et des héros torturés, le roman scandinave a su se forger une place entre le policier à la française et le best-seller américain.

La Suède est l'hôte d'honneur du Salon du livre de Genève, qui ouvre ses portes mercredi.
Belgrade, Madrid et Paris vont aussi dédier des rendez-vous
littéraires aux écrits nordiques. Et les librairies remplissent
toujours plus de rayons avec des auteurs venus du froid. Ce n'est
évidemment pas un hasard.



Pour Marc de Gouvenain, qui a lancé la collection Actes Noirs à
l'occasion de la sortie de Millénium, Stieg Larsson n'est pas seul
en cause. Cette mémorable saga et son retentissement médiatique ont
évidemment servi de locomotive et "ont focalisé l'attention des
libraires et des lecteurs sur le polar scandinave". Mais il y a
assurément des raisons plus profondes à cet engouement.

Des romans pour tous les publics

On avait déblayé la
boue mêlée de sang au fond du fossé.

Henning
Mankell

La longue tradition du roman policier
nordique est un premier élément d'explication. Maj Sjöwall et Per
Walhöö se sont déjà exportés hors de Suède dans les années 60.
Henning Mankell a suivi dans les années 90 avec un joli succès. Dix
ans après, parallèlement à Millénium, un Islandais au nom
imprononçable, Arnaldur Indridason, a commencé à se faire
connaître. Toute une génération d'auteurs de grand talent a suivi.
Les Nesbo, Läckberg et autres Thorarinsson ont été publiés ou
republiés (voir ci-contre la galerie photos des principaux
écrivains scandinaves).



Avant Larsson, "les médias n'en parlaient pas et seuls les
lecteurs de polars étaient demandeurs, explique Pierre-François
Clavel, chef de service chez Payot à Lausanne. Aujourd'hui, c'est
devenu tout public". Le bouche à oreille a bien fonctionné, les
lecteurs ont réclamé des polars du même type.



Les éditeurs ont aussi rapidement flairé le bon filon. Ils se sont
partagé les parts du gâteau, se répartissant les auteurs à la mode:
Larsson et Läckberg chez Actes Sud, Mankell au Seuil, Indridason
chez Métailié, Nesbo chez Gallimard. "Mais attention, les maisons
d'édition ne publient pas n'importe quoi, pourvu que cela vienne du
nord, elles se saboteraient", assure Marc de Gouvenain.

Une place à prendre

"Il y a certes un boom du polar
nordique, mais il y a surtout un boom du polar en général",
rappelle Maria Ridelberg-Lemoine, directrice adjointe de l'Institut
suédois de Paris. Alors comment les auteurs scandinaves se
démarquent-ils dans cette multitude d'ouvrages publiés? Il y avait
une place à prendre entre la littérature francophone, très tournée
vers l'intrigue, et la littérature américaine, davantage axée sur
l'ambiance, juge Pierre-François Clavel. Le polar nordique allie
les deux dimensions, avec un scénario intense et un climat qui
captive immédiatement le lecteur.



Le climat, l'ambiance, le froid, c'est là le centre de ce
renouveau littéraire. L'exotisme scandinave plaît aux lecteurs. On
n'est ni à Chicago, ni à Paris, mais "dans un ailleurs à la fois
proche et lointain", juge Eric Boury, traducteur
islandais-français. On aime se plonger dans cette froideur nordique
dépaysante, on s'amuse de ces étranges noms de personnages et de
lieux. Mais "il s'agit d'un exotisme bien dosé", nuance Maria
Ridelberg-Lemoine. Si le lecteur ne se retrouvait pas dans ces
romans, il ne les lirait tout simplement pas.

Un héros qui n'en est pas un

C'était bien un
meurtre. Un meurtre commis du sang le plus froid qui puisse couler
dans les veines de quelqu'un.

Arni
Thorarinsson

D'autres similitudes unissent la
plupart des polars venus du nord, note Karin Feusi, attachée
culturelle de la Suède en Suisse. Les intrigues sont sombres, comme
dans ce roman de Sjöwall et Wahlöö où un cadavre tuméfié est
retrouvé au fond d'un marécage. Idem pour Mankell et cet
ornithologue empalé dans un fossé boueux imaginé. L'engagement
social saute également aux yeux, même si les complots ne sont pas
tous aussi écrasants que chez Larsson.



L'histoire, récente ou lointaine, est aussi très présente dans
cette littérature. Dans un des polars d'Indridason, un squelette
réapparu après un séisme fait resurgir un obscur passé nazi. Des
situations très réalistes, qui facilitent l'identification,
définissent encore cette "patte" nordique. Chez Nesbo, c'est un
simple bonhomme de neige qui annonce des crimes dans les familles
les plus ordinaires. De Staalesen à Thorarinsson, des faits divers
servent de points de départ à des intrigues noirâtres.



Mais s'il est une caractéristique qui a l'heur de plaire aux
amateurs, c'est assurément le tempérament du héros. Généralement
policier ou journaliste, le personnage principal n'est ni le
détective américain bourré de certitudes, ni le fin limier
français. Banal et à la limite de l'ennuyeux, il est souvent en
rupture avec sa famille ou sa hiérarchie, s'il n'est pas
complètement asocial, alcoolique ou dépressif. "Ce type de
personnage torturé est apprécié du lecteur", résume Eric
Boury.



"Plus encore qu'Arnaldur Indridason, les lecteurs aiment son
héros, Erlendur", assure le traducteur franco-islandais. Un flic en
conflit permanent avec ses enfants et son ex-femme, et qui aime
plus que tout vivre derrière des volets fermés...

Quel avenir?

Les écrivains scandinaves ont en
commun le secret de cette recette miracle aux multiples
ingrédients. Et après? S'il est impossible de prévoir ce qu'il
adviendra quand le soufflé Millénium retombera, les signes sont
encourageants. L'exemple de Camilla Läckberg est prometteur: les
trois premiers tomes traduits se sont vendus à près de 800'000
exemplaires dans le monde francophone. Le quatrième sera publié en
mai et la suite peu après. Idem pour les polars d'Indridason, qui
se sont déjà écoulés à un million d'exemplaires.



Les traductions de ces auteurs se poursuivent à un rythme effréné.
Eric Boury adapte en français quatre à cinq livres par an, des
polars pour la plupart. Et Actes Noirs compte déjà sur une nouvelle
déferlante en Europe: un certain Lars Kepler, et son roman
L'hypnotiseur, qui promet monts et merveilles. C'est déjà l'une des
meilleures ventes en Suède, mais il faudra attendre septembre pour
la version française. La vague nordique ne semble définitivement
pas vouloir se retirer...



Frédéric Boillat

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La fierté des Scandinaves

Les Scandinaves sont très fiers de l'engouement des étrangers pour leurs polars.

Mais ils n'ont pas toujours vu cette littérature d'un bon oeil.

En Islande, par exemple, on considérait même le roman noir comme un genre méprisable avant le succès d'Indridason au milieu des années 2000.

L'optique est tout autre aujourd'hui, toute l'île se précipite en librairie à chaque nouveau roman, se félicite Eric Boury.

En Suède, plus d'un habitant sur trois a lu Millénium. Les autres auteurs du pays ne sont pas en reste et trustent les premières places des ventes.

Relégué au second plan par la littérature américaine il y a encore dix ans, le polar nordique est maintenant au centre de l'attention.

Des ateliers littéraires spécialisés dans le polar sont également en train de se développer, avec des participants aussi illustres que Johan Theorin et Camilla Läckberg.

Il semble même que le tourisme a augmenté en Scandinavie depuis quelques années.

Des tours touristiques sont même organisés dans les lieux où Kurt Wallander, le héros de Mankell, a séjourné. On peut aussi suivre les pérégrinations de Lisbeth et Mikael à Stockholm.

Un plus pour le reste de la littérature scandinave?

Ce boum pour le polar constitue-t-il un coup de fouet pour les autres genres de la littérature scandinave, qui sont également très riches.

En Suède, les livres pour enfants occupent aussi une grande place avec les aventures de Fifi Brindacier et Nils Holgersson. Mais à part cela, les traductions d'auteurs nordiques demeurent marginales.

Pour Karin Feusi, le polar représente plutôt une chance de découvrir d'autres genres. On ouvre une porte et on continue vers d'autres styles.

Mais le lecteur peine à suivre et demeure, malgré tout, cantonné aux polars.

"Il y a beaucoup de trésors dans la littérature nordique, conclut Maria Ridelberg-Lemoine, et il faut fouiller pour trouver d'autres types de livres."