Le dictionnaire papier est-il condamné à prendre la poussière?

Grand Format

KEYSTONE - GAETAN BALLY

Introduction

Les versions 2025 du Petit Larousse illustré et du Petit Robert sont arrivées en librairie il y a peu. Une apparition en demi-teinte car la concurrence avec internet est particulièrement forte. Selon les chiffres du syndicat français de l'édition, les ventes des dictionnaires de français ont chuté de plus de 80% en dix ans. Face à ce désamour, certaines maisons d'édition misent sur des versions régionales.

Chapitre 1
Internet et gratuité, de sérieux concurrents

Keystone - Peter Klaunzer

Les chiffres du syndicat national de l'édition française (SNE) sont sans appel: les ventes de dictionnaires de français ont baissé de 80% en moins de dix ans. Si en 1990, le chiffre d'affaires atteignait environ 82 millions d'euros, il ne pèse plus que trois millions en 2022.

En Suisse, la librairie Payot a de son côté enregistré une baisse de 20% de ses ventes de dictionnaires de français entre 2021 et 2023. Du côté de la Fnac Suisse, on annonce un recul global des ventes de dictionnaires d'environ 85% sur les quinze dernières années.

La chaîne de magasins explique cette chute par l'apparition de dictionnaires en ligne, mais aussi par "l'importance croissante de l'anglais en milieu scolaire, parfois au détriment du français".

Il est toutefois impossible de quantifier avec précision la baisse des ventes du secteur pour chaque maison d'édition. Contactées, les Éditions Larousse et Le Robert ne communiquent aucun chiffre.

Face à l'émergence d'internet, les poids lourds du secteur, Larousse et Robert, ont diversifié leur offre (dictionnaires thématiques et dictionnaires Junior par exemple) et ont mis en place des plateformes numériques propres.

Dès 1989, les éditions Le Robert ont proposé une partie de leur contenu sur CD-ROM et, près de 25 ans plus tard, elles ont lancé une application mobile. L'année dernière, le Dico en ligne Le Robert enregistrait 24 millions de visiteurs et visiteuses.

>> Ecouter la chronique de La Matinale sur le déclin des dictionnaires :

L’art en vrai – A quoi ça sert encore aujourd’hui un dictionnaire?
La Matinale - Publié le 22 mai 2024

Chapitre 2
Larousse ou Robert? Le duel des dicos

Mathilde Salamin

Le Larousse est le dictionnaire généraliste le plus populaire, selon l'hebdomadaire économique français Challenges. En 2019, il revendiquait 65% des parts de marché. Les éditions Le Robert estimaient la leur à 35%.

Malgré cette différence de popularité, les deux maisons d'édition dominent le marché du dictionnaire. Aurélie Picton, linguiste et professeure associée à la Faculté de traduction et d'interprétation de l'Université de Genève, l'explique notamment par une raison historique: "Le Petit Larousse illustré existe depuis 1905, Le Petit Robert depuis 1967. A ces époques, il y avait assez peu de dictionnaires de langue française en un volume, et il faut pas mal d'efforts et de moyens pour en produire de qualité."

Le Petit Larousse illustré est un dictionnaire encyclopédique, Le Petit Robert un dictionnaire de langue.

Aurélie Picton, linguiste et professeure associée à l'Université de Genève

Ces deux géants du secteur se différencient principalement par leur contenu et leur public cible. "Le Petit Larousse illustré est un dictionnaire encyclopédique, Le Petit Robert un dictionnaire de langue", résume Aurélie Picton.

"Le Petit Larousse illustré a été créé plutôt dans un contexte pédagogique. Il y a l'idée d'accompagner l'apprentissage des élèves à l'école. On y trouve des photos, des noms propres, des informations à la fois sur les mots comme objets linguistiques et comme objets dans le monde."

>> Plongée dans les coulisses du Larousse en 1994 :

LE PETIT LAROUSSE : MODE D'EMPLOI - LES PEUPLES DE L'EAU : LES WAYANAS 2 - 94.05.28
Magellan - Publié le 28 mai 1994

Quant au Petit Robert, il est favorisé dans des contextes plus académiques: "C'est réellement un dictionnaire de langue. Il donne beaucoup d'informations sur le mot en tant que tel, son sens, son étymologie", détaille la linguiste.

>> Les secrets de fabrication du Robert, 1994 :

LA FABULEUSE HISTOIRE DES MOTS - LES PEUPLES DE L'EAU : LE BAGNE 1 - 94.05.21
Magellan - Publié le 21 mai 1994

Chapitre 3
Rester à la page

Hans Lucas via AFP - DAVID HIMBERT

"Urbex", "prompt" et "neuroatypique" figurent parmi les 42 mots nouveaux du Petit Robert 2025. Selon la maison d'édition, ces ajouts permettent de "nommer les réalités d'un monde en perpétuelle évolution".

Millésimé respectivement depuis 2000 et 2005, le Petit Larousse illustré et Le Petit Robert choisissent chaque année les mots nouveaux qui rejoindront leurs pages.

Chez Larousse, près de 150 mots sont ajoutés chaque année. Ils sont choisis selon leur fréquence d'usage, leur diffusion et leur potentielle pérennité.

L'un de ces choix a suscité la controverse en 2021, lorsque Le Robert intègre le pronom "iel". Une décision jugée "idéologique" pour les uns, "progressiste" pour les autres.

Le Robert est-il plus progressiste que Le Larousse? "Il y a des mots que l'on va rapidement voir dans le Robert et que l'on ne verra pas dans le Larousse, les choix peuvent être différents. Est-ce que c'est du marketing ou pas? Je ne peux pas le dire, je ne suis pas dans le secret!", répond la linguiste Aurélie Picton.

>> Lire aussi : L'entrée du pronom "iel" dans Le Robert provoque des remous

Ce n'est pas la première fois que l'évolution de la langue française suscite le débat. L'apparition du langage sms et des anglicismes ont aussi hérissé les poils de certains et certaines. 

>> Ecouter l'interview de Maria Candea, dans Tribu en 2021 :

Tribu 30.08.21: La langue française en péril? - Page du dictionnaire de l'académie française. [AFP - Leemage]AFP - Leemage
Tribu - Publié le 30 août 2021

Dans l'émission Tribu de la RTS, en 2021, Maria Candea, professeure en sociolinguistique à l’Université Sorbonne Nouvelle, rappelle que la langue française a déjà beaucoup évolué: "Quand on dit 'la langue de Molière', on a l’idée qu’elle n’a pas du tout changé depuis le XVIIe siècle. Mais c’est complètement faux."

Chapitre 4
Diversité linguistique et langues oubliées

DR

Au XVIIe siècle, les premiers dictionnaires se basaient sur la langue parlée par les courtisans de la cour des rois de France. "Tout ce qui n'était pas dans leur langage n'était pas français", résume le dialectologue Pierre Knecht en 1998, dans le téléjournal de la RTS.

Petit à petit, les grands dictionnaires français ont ouvert leurs frontières, intégrant par exemple des mots typiquement suisses. Cette année, c'est au tour de "chiclette", "pédibus" et "morce" de faire leur entrée dans Le Petit Robert.

La force des dictionnaires régionaux est que les gens s'y reconnaissent

Aurélie Picton, linguiste et professeure associée à l'Université de Genève

En marge de cette intégration, la Suisse romande voit fleurir de nouveaux dictionnaires qui mettent en valeur ses langues régionales, parfois oubliées. En 2019, l'Université de Neuchâtel a par exemple inauguré le dictionnaire scientifique du patois de Bagnes.

Récemment, le Centre de dialectologie et d'étude du français régional de l'Université de Neuchâtel, dirigé par Mathieu Avanzi, a relancé la réécriture du Dictionnaire suisse romand qui avait déjà été édité en 1997 et 2004. 

>> En 1997, le Dictionnaire de Suisse romande sort en librairie :

Dictionnaire de suisse romand
Tj-régions - Publié le 2 février 1998

Selon Aurélie Picton, ces versions régionales ont un avantage précieux sur les dictionnaires traditionnels: "Les gens ne se reconnaissent pas toujours en lisant le dictionnaire. Elle est là, la force des dictionnaires régionaux: les gens s'y reconnaissent!"