Les députés catalans ont voté, par 68 voix pour et 55 contre, en faveur d'une "Initiative législative populaire" (ILP) qui, avec l'appui de 180'000 signatures, réclamait la fin de ce spectacle "barbare". Lors du débat parlementaire préalable, la porte-parole de l'association "Prou!" ("assez!" en langue catalane) soutenant l'initiative, Anna Mula a demandé aux députés régionaux de lancer "un message de compassion et de progrès à l'humanité" en approuvant l'interdiction.
La Catalogne est ainsi devenue la deuxième région d'Espagne à interdire la tauromachie, après l'archipel des Canaries qui l'a fait en 1991. Les milieux conservateurs espagnols ont accusé les parlementaires catalans d'arrière-pensées nationalistes et identitaires dans ce vote contre une tradition séculaire "espagnole". Mais le débat de mercredi avant le vote a tourné essentiellement autour du caractère "cruel" ou non des courses taureaux et de la "liberté" de ceux qui veulent y assister, dans une région où la tauromachie fait de moins en moins recette et "avait pratiquement disparue", selon l'ancien torero et actuel imprésario français Simon Casas.
"Spectacle de torture"
"C'est une cruauté gratuite, un spectacle de torture", a déclaré Francesc Pané, porte-parole pour la coalition écolo-gauchiste d'ICV-EUIA, farouchement opposée à ce spectacle "sans noblesse". Le président socialiste du gouvernement catalan, José Montilla qui avait laissé la liberté de vote à ses députés, a affirmé avoir voté contre l'interdiction parce qu'il "croit en la liberté".
Cette interdiction intervient dans un contexte de crispation politique en Catalogne, après le rejet fin juin par le Tribunal constitutionnel espagnol d'une partie des prérogatives accordées à cette région dans son nouveau statut d'autonomie. Les débats entre anti et pro-corridas ont toutefois soigneusement évité de glisser sur le terrain politique et de virer à une confrontation entre "espagnolistes" et "catalanistes", se cantonnant à la défense du droit des animaux pour les uns et à la "tradition catalane" des taureaux pour les autres, soulignait mercredi le journal Publico.
Anticipant la décision catalane, plusieurs régions espagnoles, dont celle de Madrid, avaient préalablement annoncé leur intention d'inscrire la tauromachie à leur "patrimoine culturel" pour la protéger, même si les opposants y gagnent aussi du terrain. Le principal parti d'opposition, le Parti populaire (PP, droite) devrait faire appel de la prohibition catalane notamment devant le Tribunal constitutionnel, ce qui devrait prolonger le débat jusqu'à ce que l'interdiction entre en vigueur début 2012. Cette prohibition dans une région disposant d'une longue tradition de corridas, surtout à Barcelone sa capitale, constitue un coup dur pour la tauromachie espagnole, qui subit déjà une relative désaffection des spectateurs depuis deux ans.
Une tradition qui remonte au Moyen-Age
Les origines de la tauromachie remontent aux jeux taurins, essentiellement équestres, appréciés par le Cid Campeador et Charles Quint au Moyen-Age, qui se transformèrent ensuite au 18e siècle en premiers combats à pied dans les arènes.
Mais c'est surtout au 19e siècle que se développe, en Espagne comme en France, l'art tauromachique moderne, avec une mise en scène dans l'arène entre "soleil et ombre", un rite immuable comprenant travail à la cape, picadors, banderilles, faenas et mise à mort du taureau par "estocade" de face à l'épée.
La "temporada" hivernale se déroule chaque année dans cinq pays "taurins" d'Amérique latine: Mexique, Pérou, Colombie, Equateur et Venezuela. Au Portugal, le taureau n'est pas mis à mort, dans ce que les vrais "aficionados" considèrent comme une version édulcorée de la corrida. Il y a aussi des toreros à cheval, des "rejoneadores", autre facette du spectacle taurin.
Les grandes places traditionnelles, Madrid, Séville, Bilbao, attirent toujours en Espagne les amateurs de corridas, notamment pendant les Ferias annuelles comme la San Isidro, qui remplit chaque année en mai les gradins des arènes madrilènes de Las Ventas (25'000 places). Mais c'est un public vieillissant et de moins en moins de jeunes - contrairement à ce qui se passe en France - sont attirés en Espagne par ce spectacle. Les lâchers de taureaux dans les rues, comme ceux de Pampelune, restent eux très populaires.
afp/ant
Des Espagnols de Suisse réagissent
Daniel Atienza, ancien coureur cycliste et consultant de la TSR, d’origine andalouse: "J’ai un avis assez neutre, car je n’ai jamais été plongé dans cette culture. Je suis né en Suisse et y ai toujours vécu. La mise à mort du taureau est un acte barbare, il faut le reconnaître. Mais cela fait partie de la tradition espagnole et il faut y vivre pour comprendre. Mon grand-père, par exemple, est un passionné, il commande plein de vidéos sur le sujet ! Interdire la tauromachie, c’est enlever quelque chose à la culture espagnole. C’est comme si on interdisait les combats de reines en Valais. Je prône plutôt une adaptation des règles pour que cette tradition soit moins cruelle".
Yolanda Salvador, laborantine médicale à Lausanne, d’origine catalane: "Honnêtement, si ça se passait dans un autre pays, je serais contre la corrida. Mais en Espagne…ça manquerait au paysage. Cela fait partie de la culture. Les toreros sont des héros au pays, plus encore que les footballeurs. Cela dit, en Catalogne c’est pas trop leur truc. Peut-être que c’est une décision politique pour se démarquer une fois de plus du reste de l’Espagne. En tout cas, je ne suis pas sûre que la première raison de l’interdiction soit la cruauté envers les animaux. Les défenseurs de la cause animale n'ont pas beaucoup de poids et les Verts font des petits scores en Catalogne. Une interdiction en Andalousie? C’est pas pour demain!"
Francisca Willemin (née Atxalandabaso), d’origine basque, Glovelier (JU): "A Bilbao, il y a une arène pour la corrida, mais les spectacles sont rares. Je n’y suis jamais allée et mes parents non plus. Je n’aime pas voir ces bêtes souffrir, donc ça ne m’a jamais intéressée. Corrida ou pas, franchement, ça m’est un peu égal. Au moins, cette décision va épargner les animaux! Les Catalans sont un peu comme nous les Basques. Ils ont envie de se démarquer et de prouver leur indépendance".
Yvan Almirall, informaticien à Lausanne, d’origine catalane: "Cette décision me surprend, mais je suis content. Cette tradition est d’un autre âge. Je sais qu’il n’y a pas de mise à mort dans toutes les corridas, mais je n’aime pas la façon dont on traite ces animaux. La tradition est sans doute plus ancrée dans le sud du pays, ça sera donc plus difficile de changer les mentalités."
Propos recueillis par Patrick Suhner