Qui veut savoir de quoi demain sera fait?

Grand Format

Introduction

Selon les futurologues, l’être humain est tourné vers l’avenir. Mais souhaitons-nous réellement savoir ce qui nous attend?

Chapitre 1
Humour et horoscope

Attraper un journal gratuit pendant un trajet en tram? Un véritable péché mignon. On jette un œil à l’actualité, aux pages people, à la bourse, au sport… et on arrive à la rubrique horoscope. B comme Balance: "En ce moment, tout vous réussit".

Chaque jour, les passagers des transports publics découvrent ce que leur réserve la journée dans les nombreux journaux offrant un horoscope. [SRF - Simon Krebs]
Chaque jour, les passagers des transports publics découvrent ce que leur réserve la journée dans les nombreux journaux offrant un horoscope. [SRF - Simon Krebs]

Au début du 21e siècle, l’horoscope reste l’une des rubriques les plus lues, y compris dans les journaux dits sérieux.

Le psychologue allemand Gerd Gigerenzer a pour sujet d’étude empirique l’homme et sa curiosité envers l’avenir.

Aujourd’hui encore, 4% des Allemands pensent que ce qu’annonce l’horoscope va réellement arriver.

Gerd Gigerenzer, psychologue

C’est ce que montrent les résultats de l’une de ses études. "Ce sont 4% de trop!"

Chapitre 2
L’être humain face à l’avenir

En 2017, alors qu’il était à la tête de l’Institut Max Planck de développement humain à Berlin, Gerd Gigerenzer a publié une enquête dont l'une des conclusions montre que la plupart des gens ne veulent pas savoir ce que l’avenir leur réserve.

Gigerenzer a interrogé 2000 personnes en Allemagne et en Espagne sur des thèmes assez larges: aimeriez-vous connaître la date exacte de votre mort? Voulez-vous savoir si votre couple va battre de l’aile? Y'a-t-il une vie après la mort? Aimeriez-vous connaître connaître le sexe de vos enfants avant la naissance?

Des résultats étonnants

A côté de ces questions existentielles, l’étude abordait des sujets plus terre-à-terre: voulez-vous savoir si l’équipe de foot dont vous êtes supporter va gagner le prochain match? Ou ce que vous allez recevoir à Noël?

S’ils avaient la possibilité de connaître à l’avance un événement qui allait réellement leur arriver, la plupart des gens déclineraient la proposition", déclare le psychologue Gerd Gigerenzer. [SRF - Simon Krebs]
S’ils avaient la possibilité de connaître à l’avance un événement qui allait réellement leur arriver, la plupart des gens déclineraient la proposition", déclare le psychologue Gerd Gigerenzer. [SRF - Simon Krebs]

Les résultats de l’étude ont fait du bruit: entre 87 et 90% des sondés préfèrent ne pas connaître à l’avance les événements négatifs qui pourraient survenir. Et peut-être plus surprenant encore: entre 40% et 77% ne souhaitent pas être au courant des choses positives qui pourraient leur arriver.

L'"ignorance intentionnelle"

Le résultat qui a le plus surpris l’auteur de l’enquête est le fait que seul 1% de l’ensemble des sondés désirent vraiment savoir quel sera leur sort. "La plupart des gens préfèrent explicitement ne pas savoir ce qui les attend", répète Gerd Gigerenzer, qui nomme cela l'"ignorance intentionnelle".

Savoir ce qui va arriver fait peur, car tant qu’on reste dans l’ignorance, nul besoin d’agir. [SRF - Simon Krebs]
Savoir ce qui va arriver fait peur, car tant qu’on reste dans l’ignorance, nul besoin d’agir. [SRF - Simon Krebs]

Pourquoi? Gerd Gigerenzer estime que si on ne sait pas ce qui va nous arriver, il n'y a pas de décision à prendre. "En effet, que feriez-vous si vous appreniez que votre couple n’allait finalement pas fonctionner? Est-ce que vous décideriez de divorcer dès maintenant?" Tant qu’on reste dans l’ignorance, nul besoin d’agir.

Il en va pour le professeur comme pour M. et Mme Tout le monde. En tant que scientifique, il se demande pourquoi les gens ne veulent pas savoir les choses à l’avance. Mais lui non plus n’a pas souhaité connaître le sexe de ses enfants avant leur naissance, comme un tiers des sondés. Pour se laisser surprendre par la vie, explique-t-il. Sa devise: savoir, c’est bien. Etre surpris, c’est mieux.

A voir: un micro-trottoir sur l'horoscope: "Je préfère me laisser surprendre" (en allemand)

Chapitre 3
Marc de café et boule de cristal

L’étude de Gigerenzer s’intitule "Kassandras Bedauern: Die Psychologie des Nicht-Wissen-Wollens" (Les regrets de Cassandre ou les ressorts psychologiques du fait de ne pas vouloir savoir ce que l’avenir nous réserve), en référence à ce personnage de la mythologie grecque doté du don de clairvoyance. Cassandre avait en effet prédit la prise de Troie, sa ville natale, mais n’a pas été écoutée.

Les Grecs de l’Antiquité possédaient de nombreuses méthodes de divination. Et à Delphes, les oracles plus ou moins clairs rendus par la Pythie en transe, avaient une énorme influence, y compris sur les décisions politiques.

Les prédictions de Cassandre, héroïne tragique de la mythologie grecque, n’ont pas été écoutées. A tort. [SRF - Simon Krebs]
Les prédictions de Cassandre, héroïne tragique de la mythologie grecque, n’ont pas été écoutées. A tort. [SRF - Simon Krebs]

Au Moyen-Age, les rois et les empereurs eux-mêmes avaient recours à la divination pour pouvoir prendre des décisions. Puis est arrivée l’astrologie, qui a vu le jour en Europe au 16e siècle et qui a longtemps été considérée comme une science, avant de perdre son crédit avec l’avènement des Lumières. Aujourd’hui encore, on lit dans le marc de café, on se fait tirer les cartes ou on fait parler la boule de cristal.

>> A voir :

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Et pourtant, déclare Gigerenzer, "s’ils avaient la possibilité de connaître à l’avance un événement qui allait réellement leur arriver, la plupart des gens déclineraient la proposition". Même si cette prévision était parfaitement sérieuse, loin de tout charlatanisme.

L’homme peut vivre dans l’incertitude, ajoute Gerd Gigerenzer. "Les émotions que sont la surprise et la déception nous seraient inutiles si nous pouvions prédire l’avenir." Le simple fait qu’elles existent va de pair avec notre refus de savoir à l’avance les grands événements que nous réserve la vie.

Chapitre 4
La clairvoyance, une malédiction

Pour le psychanalyste bâlois Joachim Küchenhoff les conclusions de cette étude sont intéressantes, mais pas surprenantes.

Expert dans le domaine des troubles de l’anxiété, le psychanalyste boucle la boucle et revient aux Grecs de l’Antiquité. Leur appréhension de la divination était ambivalente: les devins tenaient un rôle central mais étaient aussi mal vus, voire pas même écoutés. "Etre doué de clairvoyance était une malédiction", révèle-t-il.

Différentes façons de percevoir les choses

Et que dire du fait que les grands devins et devineresses étaient souvent aveugles? Que leur regard, censé aller vers l’extérieur et vers l’avant, vers l’avenir, soit condamné à être tourné vers l’intérieur?

En tant que psychanalyste, Joachim Küchenhoff trouve cela compréhensible. "On dit bien 'écouter son cœur' ou 'écouter ses tripes', donc écouter ce qui vient de l’intérieur, et non pas 'regarder son cœur ou ses tripes'. Il y a différentes façons de percevoir les choses essentielles."

Chapitre 5
L’avenir fait peur

Qu’est-ce qui est venu changer notre relation à l’avenir? En quoi diffère-t-elle de celle des Grecs de l’Antiquité, dont la vie était dominée par le concept complexe de destinée?

Spectacle ou débâcle? Dans la Grèce antique, c’est l’oracle de Delphes qui tranchait. [SRF - Simon Krebs]
Spectacle ou débâcle? Dans la Grèce antique, c’est l’oracle de Delphes qui tranchait. [SRF - Simon Krebs]

Qu’implique le fait que dans l’Antiquité, les Grecs aient probablement été convaincus que quoi qu’ils puissent faire, leur sort était de toute façon déjà déterminé par les dieux? Quelle différence cela représente-t-il avec nous?

En psychiatrie clinique, explique Joachim Küchenhoff, on observe une hausse des cas d’anxiété et de dépression provoqués par un malaise face à l’avenir. La raison est à chercher dans la pression que nous met notre mode de vie individualiste, où l’épanouissement personnel est devenu une véritable injonction.

Tu te réaliseras!

Aujourd’hui, en effet, regrette Küchenhoff, chacun se sent obligé, chaque jour, de "se réaliser". Cela crée une pression qui peut faire peur et qui mène, de plus en plus souvent, à la dépression. La "réalisation personnelle" est un concept à la mode. Mais elle demande beaucoup de travail, y compris, en bout de chaîne, pour les psychiatres.

La dépression trouve de plus en plus souvent son origine dans la peur de l’avenir, observe le psychanalyste Joachim Küchenhoff. [SRF - Simon Krebs]
La dépression trouve de plus en plus souvent son origine dans la peur de l’avenir, observe le psychanalyste Joachim Küchenhoff. [SRF - Simon Krebs]

La peur de l’avenir peut prendre un autre aspect, ajoute Küchenhoff, qui n’aime pas réduire les choses à une seule facette. On l’observe en particulier à l’adolescence, quand le jeune doit prendre ses distances avec les siens ainsi qu’avec les valeurs et l'environnement dans lesquels il a grandi.

Si l’adolescent n’arrive pas à faire face à cette situation, cela peut faire naître de l’anxiété. Mais elle ne "vient pas de l’avenir; elle se dirige contre un futur susceptible de permettre un nouveau départ." La peur serait une façon d’empêcher le futur d’arriver.

Chapitre 6
La manie de tout mesurer

Pour résumer, on a pu observer avec Gerd Gigerenzer que, sur le plan privé et personnel, les gens ne veulent pas savoir de quoi demain sera fait. Et nous refoulons l’idée de ce qui pourrait arriver, ajoute Joachim Küchenhoff. Ce n’est pas une bonne chose en soi, mais c’est bon pour l’individu. Prenons un exemple: si nous pensions en permanence à tout ce que nous risquons lorsque nous sommes en voiture, nous ne pourrions plus monter dans un véhicule.

>> A voir: un micro-trottoir sur l'horoscope: "Il faut tout simplement savoir le lire!" (en allemand)

Mais prenons un peu de recul, et regardons les choses autrement. Ne vivons-nous pas en effet dans un monde où tout est en permanence prévu? A une époque qui cherche sans cesse à s’assurer elle-même? A mesurer et à comptabiliser? Le culte du corps que l’on observe aujourd’hui, les heures passées au fitness pour atteindre un idéal, ne serait-ce pas l’expression d’une époque qui aspire à un futur que l’on préférerait ne jamais atteindre, ou au contraire qui durerait toujours?

"Le Big Data et une bonne dose d’imagination"

Georges T. Roos, le futurologue le plus connu de Suisse est tombé dans la futurologie un peu par hasard, lorsqu’il a été nommé à la tête de l’Institut Gottlieb Duttweiler en 1997. Il n’a plus cessé de travailler dans ce domaine par la suite. Cela fait maintenant bientôt 20 ans qu’il imagine le monde de demain, sur son blog, dans ses livres et via son offre de conseil.

Les futurologues cherchent comment prendre les décisions les mieux informées possible pour permettre un avenir meilleur, en se fondant sur les innombrables données que l’on accumule aujourd’hui dans de nombreux domaines de la vie.

Cependant, "les données ne suffisent pas", déclare Roos. "La futurologie a certes besoin du Big Data, mais aussi d’une bonne dose d’imagination!"

"Big Data et imagination." Le futurologue Georges T. Roos s’appuie sur les chiffres, mais aussi sur son intuition. [SRF - Simon Krebs]
"Big Data et imagination." Le futurologue Georges T. Roos s’appuie sur les chiffres, mais aussi sur son intuition. [SRF - Simon Krebs]

La précision n’est pas possible

Et quel est le degré d’exactitude des prévisions? On peut par exemple estimer quelle est la probabilité qu’une personne se fasse cambrioler demain, explique Roos. "Mais on ne pourra jamais dire ce que vous, vous allez faire demain!"

On ne peut donc pas savoir précisément ce que l’avenir nous réserve, et on ne le pourra pas plus demain. Mais on pourra en revanche prévoir de plus en plus précisément les éléments susceptibles de survenir. Auxquels s’ajoutent toutes les choses que personne ne prévoit. "Et ce sont peut-être celles-là qui sont les plus importantes".

Prenons les smartphones, par exemple. Il y a 20 ans, personne n’en avait. Et aujourd’hui, ils sont implantés dans tous les aspects de notre quotidien. Personne ne pouvait anticiper cela, déclare Roos.

Chapitre 7
Le monde et l’individu

Malgré l’immense fascination qu’exercent les grandes évolutions, les "megatrends", sur les futurologues, ils pensent aussi à petite échelle, à l’individuel. Mais peut-on réfléchir à l’avenir du monde dans son ensemble, sans pour autant vouloir savoir ce qui nous attend nous, personnellement?

"Ce n’est pas contradictoire", répond le futurologue. Pour lui, l’être humain est capable de s’adapter à la nouveauté comme aucune autre espèce. L’homme est en mesure de se dire qu’il peut se transformer. "Mais si vous demandez aux gens: voulez-vous savoir si vous allez avoir un cancer dans 5 ans? Ils répondent non, et ils ont bien raison."

Il y a en effet des informations qui nous plomberaient. "Mais si vous dirigez une entreprise", poursuit Roos, "il faut que vous sachiez ce que vous devez faire pour qu’elle existe encore dans quelques années". C’est ici qu’intervient la futurologie. Elle ne peut pas produire de certitude individuelle pour l’avenir, mais elle est capable d’aider une entreprise à tenir sur la durée, par exemple.

Un monde complexe

Le monde est devenu complexe, ajoute Roos, il est difficile de garder la vue d’ensemble. Pour lui et ses collègues, c’est une très bonne chose: on a de plus en plus besoin de personnes capables d’indiquer les évolutions potentielles, ou de prévoir celles qui n’auront au contraire pas lieu.

A quoi peut ressembler un monde dans lequel on vit toujours plus longtemps? Et une société où l’intelligence artificielle est présente partout? A quoi peut ressembler une ville dans laquelle ne roulent que des voitures sans conducteur? Numérisation, démographie, biotransformation et blockchain: on a un peu l’impression que la futurologie, c’est avant tout savoir jouer avec des termes qui font le buzz.

Et notre futurologue, a-t-il lu son horoscope ce matin? Ça lui arrive rarement, répond-il. Pour cela, il faut qu’il se trouve dans le train, qu’il s’ennuie et que le hasard ait fait qu’un journal gratuit traîne sur le siège voisin.

Mais un futurologue s’ennuie rarement, car avec l’avenir, on n’en a jamais fini.

Cet article a été initialement publié sur SRF Kultur