Anna Bergmann, directrice de la section théâtre à Karlsruhe, rêvait de travailler avec des metteuses en scène: "80%, par exemple".
Peter Spuhler, son chef et le directeur général du Staatstheater de Karlsruhe, répond du tac au tac: "Et pourquoi pas 100 %?" Il suffisait de le demander: toutes les productions théâtrales de la saison 2018/2019 sont confiées à des metteuses en scène – 100 % de femmes, ce qui, transposé au monde de l’entreprise, reviendrait pour un CEO à autoriser une cheffe à nommer uniquement des femmes à la tête de ses équipes.
De la joie et des critiques
Si la décision de Bergmann et de Spuhler a été accueillie avec joie, comme on peut le lire sur le portail Nachtkritik (site en allemand), ses détracteurs ont aussi parlé de "coup de pub" et de "racisme". Les metteurs en scène masculins ont été invités à porter plainte.
D’autres ont apprécié l’idée, car les femmes sont clairement sous-représentées aux postes de direction dans la culture, comme en témoigne une étude allemande de 2016 portant sur les femmes dans la culture et les médias (en allemand).
Si l’objectif est d’atteindre une représentation femmes-hommes raisonnablement équilibrée aux postes de direction, imposer un quota de femmes pourrait être un moyen efficace.
Que disent les personnes travaillant dans la culture? Quels sont les arguments en faveur des quotas de femmes, qu’apporteraient-ils vraiment?
Nous avons étudié ces questions dans trois branches: Théâtre, Musées et Cinéma.
Théâtre: Femmes devant et derrière la scène
Une femme debout sur scène avec, derrière elle, d’autres femmes dont on ne voit que les bras.
Hayat Erdoğan, Tine Milz et Julia Reichert – le trio a été nommé à la tête du Theater Neumarkt de Zurich. Elles ont pris leurs fonctions en tant que professionnelles du théâtre ayant différentes orientations, "et pas en tant que femmes", explique Julia Reichert. Dans le communiqué de presse du conseil d’administration du Theater Neumarkt, nulle mention du sexe de la nouvelle direction tricéphale.
Deux femmes prennent la parole: Hayat Erdoğan et Julia Reichert, laquelle explique qu’elles ont reçu de nombreux messages de félicitations de personnes issues du milieu du théâtre, avec "de super compliments qui font chaud au cœur". Mais beaucoup se réjouissaient tout particulièrement parce qu’elles sont des femmes.
Perçues comme des femmes avant tout
"On parle beaucoup de nous trois en tant que femmes", regrette Julia Reichert.
Notre nomination lance certes un signal positif, mais nous avons aussi des identités, des parcours, des réseaux et des expériences artistiques. Nous sommes bien plus que "trois femmes".
La sous-représentation des femmes aux postes de direction est un phénomène facilement identifiable. "Nous nous intéressons à des problèmes plus profondément ancrés. Les mécanismes d’exclusion sont plus complexes."
Changer les modèles de pensée
Pour Hayat Erdoğan, il ne sert à rien de dire: "Nous avons une femme metteuse en scène et, qui plus est, issue de l’immigration, si on ne change rien au niveau structurel". Ce serait absurde: "Ça ne fait qu’effleurer la surface." Il faut creuser davantage.
Pour Julia Reichert, leur vision du leadership est différente de celle des "boys clubs" établis de longue date. "Nous dirigeons à trois, avec les mêmes droits, donc il y a automatiquement des contrôles et des contrepoids. Nous voulons diriger d’égale à égale et dans la transparence. Avec nous, les salaires sont les mêmes pour les femmes et les hommes. Les écarts sont uniquement fonction de l’âge et de l’expérience."
>>A voir: Kathleen Bühler du Kunstmuseum Bern sur la qualité en art (en allemand)
La discussion sur les quotas détournerait l’attention de problèmes plus profonds, affirme Hayat Erdoğan. "Il n’y a pas les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Il faut dénoncer les structures de pensée hégémoniques et les chambouler."
Elle entend par là des clichés à la Frank Castorf, ancien directeur du Berliner Volksbühne, qui avait déclaré dans une interview à la Süddeutsche Zeitung qu’il ne connaissait pratiquement aucune metteuse en scène digne de ce nom. Les hommes seraient tout simplement meilleurs – comme au foot.
Condescendance et idées d’un autre temps
Hayat Erdoğan juge la déclaration de Castorf "très condescendante" – elle ne mérite même pas une réaction. "Il applique la stratégie on ne peut plus limpide de l’indignation. Castorf a une vision d’arrière-garde de l’art comme concept. Il croit encore au concept du génie et de son œuvre d’art totale. Et ce génie est masculin."
Ces clichés et mécanismes de pouvoir et d’exclusion n’intéressent ni Hayat Erdoğan ni Julia Reichert. La norme devrait être un climat de respect mutuel: "C’est ça qui nous intéresse."
Nous refusons de faire de la peur un outil de direction stratégique. La peur reste un problème dans de nombreuses structures. C’est ahurissant. Et ce sera sans nous.
"Les problèmes sont plus profonds"
Rolf Sommer est acteur et membre de l’Association suisse des professionnels de la scène SBKV. Il ne s’exprime pas au nom de l’association et de ses 1400 membres, mais en tant qu’acteur, observateur et témoin.
Selon lui, les problèmes au théâtre sont si profonds qu’un quota de femmes ne suffira pas à les résoudre: "En travaillant dans le monde de la culture, nous nous voyons progressistes, critiques envers la société et plutôt modernes. Mais côté conditions d’emploi et écarts de salaire, nous sommes à la traîne par rapport au secteur privé. Nous devons reconnaître que nous avons un problème." Ça commence par des petites choses du quotidien.
Pourquoi n’y a-t-il pas de crèches dans les théâtres? Ni d’emplois à temps partiel? Je connais très peu de gens qui ont un poste permanent dans un théâtre et qui peuvent travailler moins de 100 %. Pourtant presque tous sont parents. C’est si compliqué que ça?
Musées: Les femmes dans les arts
En avril, à la Tate Gallery de Londres, toutes les œuvres des hommes seront décrochées et remplacées par 60 œuvres de femmes peintres.
Dans la section consacrée à l’art britannique depuis 1960, seules des œuvres d’artistes femmes, dont Sarah Lucas, Mona Hatoum et Bridget Riley, seront exposées. C’est l’une des initiatives de la Tate Gallery pour promouvoir les œuvres des femmes peintres.
Pour Elke Buhr, rédactrice en chef du magazine d’art Monopol, le nouvel accrochage de la Tate Gallery est "un signal fort pour attirer le regard."
L’expo étant temporaire, aucun risque que les artistes masculins soient définitivement bannis. Dans ce format limité, le quota a un sens. "De grandes artistes féminines y sont présentées. Mais soyons honnêtes: presque personne ne les connaît, en dehors des amateurs d’art éclairés. Les choses vont enfin bouger."
"Dès qu’on touche au sacro-saint canon de l’art, c’est souvent la panique", explique Elke Buhr. Certains parleront de mise au ban ou de censure. Erreur. "C’est une décision de la commission d’exposition. Aujourd’hui, la plupart des musées présentent toujours la même version de l’histoire de l’art. C’est réducteur."
"Sinon ce serait ennuyeux"
La Tate Gallery s’est efforcée de montrer une plus grande diversité il y a des années déjà.
Depuis des années, la Tate sait parfaitement comprendre et montrer un art plus international, plus global. Je trouve remarquable sa politique qui consiste à dissoudre et à élargir sans cesse le canon établi de l’art. Sinon, ce serait aussi ennuyeux qu’au McDo.
Difficile d’aider les femmes à percer sur le marché de l’art: "Nous savons que beaucoup de jeunes femmes font des études d’art mais que rares sont celles qui réussissent ensuite professionnellement. Il y a encore moins de femmes artistes dans les galeries d’art. Statistiquement, ça ne peut pas être uniquement la faute des femmes."
Cinéma: Les femmes devant et derrière l’écran
Un homme et une femme côte à côte, ils regardent en l’air.
Nicole Schroeder, codirectrice de la Fondation de formation continue Focal, s’occupe depuis des années des questions d’égalité femmes-hommes dans l’industrie cinématographique suisse.
Elle est foncièrement pour les quotas, un moyen simple selon elle de promouvoir rapidement et durablement une participation accrue des femmes.
En 2014, Nicole Schroeder a lancé l’étude "La question du genre: faits et chiffres dans l'encouragement du cinéma suisse". Elle en est convaincue: "Le secret réside dans les datas: il faut recueillir des données plutôt que d’avancer des hypothèses."
Les chiffres sont sortis en janvier 2015: "Ils indiquent une répartition inégale des subventions du fonds public d’aide au cinéma entre les femmes et les hommes."
79 % des subventions pour les hommes
En 2013 et 2014 en Suisse, les projets des réalisateurs ont été subventionnés à hauteur de 55 millions de francs suisses, alors que les projets des réalisatrices l’ont été à hauteur de 14 millions – 79 % des subventions sont allés à des hommes, preuve d’un déséquilibre considérable dans l’attribution des subventions cinématographiques en Suisse.
Ces chiffres ont créé un sursaut de conscience selon Nicole Schroeder. Dans ce contexte, toute une série d’activités a été lancée: "A chaque fois, l’intérêt du public a grandi. Peu à peu, toutes les institutions concernées ont fini par s’y intéresser."
En 2016, un groupe de réflexion national et international a développé des outils spécifiques pour l’égalité de genre destinés à l’industrie cinématographique suisse.
La même année, l’Ordonnance sur l’encouragement du cinéma a adopté – une première – des critères de genre (document en allemand). Depuis 2017, l’Office fédéral de la culture assure un suivi permanent.
Pour Nicole Schroeder, ce n’est pas seulement une question de répartition des subventions; la création audiovisuelle suisse doit aussi refléter la société suisse.
Il est important que les femmes – soit la moitié de la population – soient représentées. Elle considère que l’équilibre crée de l’identité.
Opposée aux quotas
Susa Katz, directrice adjointe de la Zurich Film Foundation, n’est pas complètement d’accord: "Des quotas n’apporteront rien, mais le débat est important. Il sensibilise à la diversité."
La diversité en question se reflète dans le travail des commissions qui allouent des subventions aux projets audiovisuels. Elles tiennent compte de nombreux facteurs comme le sexe, la culture, l’âge et la composition de l’équipe. Les contenus comme les modèles et la perception des rôles, la pertinence du sujet, la continuité, l’esthétique et la qualité jouent aussi un rôle.
"Nous ne votons pas", précise-t-elle. "Nous avons pour mission de raconter la diversité par le biais du cinéma. Les femmes sont un élément important de la culture et de la société, elles doivent avoir leur place. Mais ce n’est pas le seul critère."
Les chiffres ne sont pas tout
Elle pense que les statistiques méritent des explications. Comment les chiffres sont-ils saisis? Comment se font les calculs? Les chiffres à eux seuls ne nous avanceraient guère.
"Les femmes sont représentées dans chaque profession et processus de l’industrie cinématographique", dit-elle. "Beaucoup de sociétés de production sont dirigées par des femmes. En 2017, 45 % des projets étaient soumis par des sociétés de production dirigées par des femmes. Certaines entreprises sont dirigées par un couple homme-femme. Comment les comptabiliser?" C’est absurde de décider en ayant comme critère le sexe. "Dans les commissions, nous évaluons le projet dans sa globalité."
Comment favoriser la diversité?
Le débat sur la diversité a soulevé une question: comment la favoriser? A la Fondation zurichoise du film, les membres de la commission changent tous les quatre ans maximum, dynamique qui permet de changer les rapports de force.
D’après Susa Katz, c’est le maintien des droits acquis qui empêche d’avancer vers la diversité: "Ailleurs, les membres siègent trop longtemps dans les commissions ou sont reconduits. Chez nous, le changement est décidé à l’avance. Sinon, rien ne bouge dans les structures."
"Juste une personne parmi quatre autres"
Retour au théâtre de Karlsruhe où, cette saison, toutes les mises en scène sont confiées à des femmes. Le directeur général Peter Spuhler dit qu’il a en face de lui une équipe de direction composée de trois femmes.
Si c’était des hommes, ce ne serait pas tout à fait pareil. Avec eux, il y aurait un "numéro un", et les numéros deux et trois attendraient de connaître son avis avant de se prononcer. Les hommes ont une vision verticale.
C’est différent avec trois femmes, dit Spuhler. Plus horizontal, avec une "prise de décision circulaire". Désormais, il est "juste une personne parmi quatre autres".
Franz Kasperski (SRF)/Adaptation web: Miruna Coca-Cozma
Cet article a été publié sur SRF Kultur.
Les femmes aux postes de direction dans les théâtres de Suisse alémanique
Quelle est la proportion de femmes nommées à des postes de direction dans les principaux théâtres de Suisse alémanique? SRF Kultur a passé au crible les postes de direction générale et de direction des sections Opéra, Théâtre et Danse en fonction du sexe.
SRF a examiné la situation dans les institutions suivantes: Theater Basel, Theater Neumarkt, Zürcher Schauspielhaus, Theater St. Gallen, Theater Bern et le Städtebundtheater Biel-Solothurn. Nous nous sommes appuyés sur leurs sites web, qui renseignent sur les différentes fonctions.
Résultat: près d’un tiers des fonctions de direction sont occupées par des femmes dans les théâtres.