"En cas de grève des femmes à la Fondation, je n'ai plus qu'à fermer la boutique! Car il n'y a qu'un homme dans le personnel pour une vingtaine de femmes environ". Léonard Gianadda, directeur de la Fondation du même nom à Martigny n'est pas seul dans ce cas: plusieurs interlocuteurs et interlocutrices conviennent qu'une forte participation à la grève mettrait en péril la tenue d'un concert ou d'un spectacle.
Les milieux culturels pourraient donc être particulièrement touchés par la grève qui s'annonce le 14 juin. A Genève, le Collectif Grève féministe va les interpeller pour qu'ils se mobilisent, et prévoit d'envoyer un document après l'assemblée générale du 5 mars. La chorégraphe et cinéaste Fabienne Abramovich, membre du Groupe culture de ce collectif, résume: "Trop souvent, les milieux culturels voient le travail des femmes comme un passe-temps et non pas comme une profession. D'abord, il leur faut informer et annoncer la grève bien en amont pour que l'information circule. Et le 14 juin, les théâtres pourraient être fermés ou en tout cas manifester leur soutien".
La situation diffère passablement selon les secteurs culturels: à la mi-juin, beaucoup de théâtres n'ont plus d'activité publique, mais préparent activement la nouvelle saison. La grève pourrait ainsi être moins visible sur scène que du côté des musées, qui sont ouverts toute l'année.
Réaction des milieux culturels
A ce jour, de nombreuses institutions ne savent pas encore ce qu'elles feront le 14 juin. La réponse est souvent: "Bonne question! C'est bien que vous la posiez!". Certaines n'étaient pas même au courant de cette grève, à l'instar de l'Orchestre de Chambre de Lausanne (OCL). Mais si plusieurs lieux s'organisent, d'autres ont décidé de ne rien changer à leur programmation.
C'est le cas des grandes structures: le 14 juin, ce sera "business as usual" au Béjart Ballet de Lausanne. Au Théâtre de Beaulieu, qui accueille le BBL, le personnel auxiliaire est planifié un mois à l'avance, et peut décider de prendre congé. Du côté du Musée d'Histoire Naturelle de Fribourg, pas question de déplacer le vernissage: l'exposition "Lait. Un élixir maternel" se tiendra bien le 14 juin au soir.
S'annoncer à l'avance
A l'OCL, le programme est fixé très à l'avance, la répétition du 14 juin aura lieu, prélude à un concert la semaine suivante. Son directeur Benoît Braescu explique que les musiciens peuvent être remplacés s'ils le demandent: "On trouve des solutions, en pratique. C'est relativement convivial dans la manière de fonctionner. Quelqu'un peut se faire remplacer, et prendre un congé à ses frais". Une musicienne qui souhaiterait participer à la grève doit s'annoncer un mois à l'avance. Mais si elle manque une répétition, elle devra renoncer au concert.
En Valais, où l'Etat ne reconnaît pas le droit de grève, il a été décidé que celle du 14 juin ne constituait pas formellement une cessation de travail, mais une participation à une manifestation de solidarité. Jacques Cordonnier, chef du Service culturel, précise les directives données: "Les personnes qui souhaitent participer à des manifestations le 14 juin le font sur leur temps personnel, et pour des mesures d'organisation, elles demandent un congé une semaine à l'avance pour que les musées, la Médiathèque et les archives puissent organiser les services au public. Nous considérons qu'il est important qu'elles aient le droit d'expression de leur position sans porter atteinte au bon fonctionnement du service."
La grève s'organise
Il y a aussi des lieux culturels qui d'emblée organisent la grève dans leurs murs, comme le Centre Culturel du District de Porrentruy, qui a décidé de déplacer le spectacle prévu et de fermer le centre le 14 juin. L'équipe artistique de la Ferme Asile, à Sion, fera aussi grève. Ce sont de petites structures, presque exclusivement féminines.
Mais on trouve aussi des grévistes dans des plus grandes structures comme l'Arsenic à Lausanne. Son directeur, Patrick de Rahm, annonce que "le centre d'art scénique ouvrira ses portes à la manifestation, et sera, comme en 1991, un lieu de rassemblement et d'organisation pour le comité de la grève des femmes. Les employés qui voudront participer auront congé. Pour faire tourner la maison, les hommes travailleront au maximum… mais ce sera difficile, par exemple pour les bars où deux femmes sont responsables".
Attitude similaire au Théâtre du Grütli, à Genève, où les hommes remplaceront les employées qui veulent manifester. Pour la direction la grève tombe bien: le spectacle tout public du 14 juin "Tout verlan" combat les hiérarchies et les rôles conditionnés, et met en avant le potentiel féminin. Il est donc maintenu, et sera suivi d'une discussion avec une sociologue, sur la socialisation de l'enfant au genre.
Annoncer la grève sur scène
Dans beaucoup de lieux de culture en Suisse romande, il y aura avant la grève une sensibilisation du public. La Fédération Romande des Arts de la Scène, a envoyé lundi un texte dans ce sens à ses membres. Elle encourage les théâtres à organiser une prise de parole sur scène, avant ou après un spectacle. Marynelle Debétaz, directrice de Nebia à Bienne, et membre du comité de la FRAS: "Ce texte va simplement signifier aux théâtres qu'il y aura grève des femmes le 14 juin, et rappeler quel est l'intérêt pour nous de défendre l'égalité dans nos institutions, en encourageant les théâtres à ouvrir leur porte à ces questions. Mais c'est vraiment le libre choix des théâtres de faire quelque chose ou non autour de cette date".
A l'Orchestre de Chambre de Lausanne, Benoît Braescu n'est pas opposé à l'idée qu'une musicienne prenne la parole pour annoncer la grève des femmes. "Pourquoi pas s'il y a une volonté qui se manifeste parmi les musiciennes, de vouloir en parler, prendre le micro, deux minutes avant un concert. Pour le moment, on n'a pas eu de demande", précise le directeur exécutif de l'OCL.
De la part de la FRAS, il n'y aura donc pas de mot d'ordre de grève. Marynelle Debétaz conteste cependant l'idée d'une démarche un peu frileuse: "Les choses ont énormément évolué depuis 25-30 ans. Si on regarde aujourd'hui dans les théâtres membres de la FRAS, sur les 63 postes de direction ou codirection, il y a 29 femmes, on est presque à la moitié. Je pense qu'il n'y a pas urgence au point de devoir donner un mot d'ordre ou imposer une grève."
Marynelle Debétaz laissera aux employés de Nebia toute liberté de faire la grève... même si elle-même n'en aura peut-être pas le temps.
Sylvie Lambelet/mcm