Le lauréat du Prix de la paix des libraires allemands est considéré aujourd'hui comme l’un des plus éminents critiques d’Internet. Il publie des analyses de l'utilisation d'Internet, dont "You are not a gadget" (Vous n’êtes pas un gadget) (2010) ou encore "Ten arguments for deleting your social media accounts right now" (Dix arguments pour supprimer vos comptes sur les réseaux sociaux immédiatement) (2018).
SRF: Selon vous, qu’est-ce qui a ruiné Internet?
Jaron Lanier: Ce qui a ruiné le réseau est très simple, à mon avis – c’est un mauvais business plan: la publicité.
La publicité en ligne ne fonctionne pas comme les affiches et les annonces dans les journaux ou à la tv que nous connaissons. Dans la publicité en ligne, l’utilisateur est sous surveillance constante.
Les informations obtenues sur l’internaute sont utilisées par des algorithmes pour influencer ce même internaute. Il y a des entreprises qui paient pour ça. Des entreprises qui croient qu’elles peuvent changer et modeler les gens.
Tout repose sur la manipulation, si bien que tout devient malhonnête, sournois, malveillant et très vite inhumain. Quand ils utilisent Internet, beaucoup de gens révèlent des traits de leur personnalité qu’on retrouve chez les toxicomanes. Pour moi, ça ne fait aucun doute: le problème est là.
Comment cela a-t-il commencé? Le germe du mal est-il lié au choix de ce business plan?
Pour moi, une chose est claire: le problème ne vient pas des décisions arbitraires de quelques patrons d’entreprises comme Google et Facebook. Il tient à deux systèmes de croyances totalement contradictoires.
Le premier est que tout doit être libre et gratuit. Une sorte de vision socialiste d’Internet. En Europe, cette vision a trouvé son expression dans le mouvement du logiciel ouvert qui a produit le système d’exploitation Linux. Mais aussi dans les partis pirates et dans bien d’autres choses. Ce système de croyances, s’il avait été le seul, aurait pu produire un Internet plutôt sensé.
Malheureusement, il a été combiné avec un autre système de croyances: le culte des idoles, l’adoration des fondateurs de la haute technologie et des superhackers. Des gens comme Steve Jobs ont littéralement été érigés en divinités. C’est tout simplement incompatible: vouloir des chefs d’entreprise divins et, en même temps, vouloir que tout repose sur une base socialiste.
La seule solution pour résoudre cette contradiction a été le modèle publicitaire. Nous disons: "oh, tout est gratuit et libre. Partagez, allez-y, c’est gratuit, c’est bien de partager."
En réalité, il s’agissait seulement de faire du fric – pour des gens qui, à leur tour, espéraient manipuler leurs semblables sur la Toile.
Que proposez-vous pour résoudre ce problème?
Il y a deux solutions. L’une est de privilégier la vision socialiste d’Internet. L’autre serait de suivre la doctrine capitaliste ou libertaire.
Opter pour la doctrine socialiste revient à dire: Internet n’est pas un business, mais s’apparente à une bibliothèque publique. Ou à la radiodiffusion de service public. En d’autres termes, une institution publique financée par les impôts et administrée par des processus démocratiques. Ça pourrait marcher.
Mais opter pour la doctrine socialiste m’inquiète. La raison pour laquelle je ne cours pas partout pour marteler cette solution, c’est qu’Internet collecte énormément d’informations sur les gens.
Je suis presque sûr que Facebook en sait plus sur nous que la Stasi en son temps. La connaissance, c’est le pouvoir. Et ce pouvoir serait si séduisant qu’il déstabiliserait les gouvernements. Ma position peut sembler extrême aujourd’hui, mais je pense qu’elle est réaliste.
Cela pourrait être une solution pour les Etats-Unis, mais comment envisagez-vous cela au niveau international ?
Ce ne serait pas une solution, ce serait un désastre. La Toile deviendrait probablement un puzzle de nations individuelles. La nationalisation serait une méthode possible, mais une méthode qui m’inquiète aussi. Des entreprises comme Facebook et Google devraient faire partie de l’Etat. C’est déjà le cas en Chine ou en Russie.
Cela m’amène à la solution qui a ma préférence – au grand dam de quelques-uns, en particulier la gauche politique. Mais je pense que c’est la meilleure solution, bien qu’imparfaite.
La solution, c’est de transformer le réseau en une entreprise conventionnelle, en un secteur d’activité où tout utilisateur est un acheteur, un client. Et où toute personne qui met des infos sur le net est un vendeur. Où on achète et où on vend, comme dans n’importe quel autre marché.
Aujourd’hui déjà, des gens paient pour des services comme Netflix. Le groupe est en pleine croissance et c’est un modèle d’entreprise qui marche. Les gens paient pour quelque chose qu’ils pourraient théoriquement obtenir gratuitement. Mais ils trouvent que ça vaut le coup de payer, parce que Netflix offre un bon rapport qualité-prix. Pour certains aussi, Netflix élève la télévision, en tant que genre, à un niveau supérieur.
Cette idée de convertir tout ce qui se trouve sur le net en valeur monétaire créerait de nombreux problèmes: la concentration du pouvoir et de l’argent entre les mains de quelques-uns, la perte d’emplois due à l’automatisation.
S’agissant d’Internet, beaucoup de choses resteront agaçantes, ennuyeuses et problématiques, c’est dans la nature des marchés libres. Mais la Toile ne serait plus là pour tromper et manipuler les gens. On paierait pour des services. Ce n’est pas idéal, mais c’est mieux que ce que nous avons maintenant.
Je comprends l’idée d’en finir avec la manipulation des utilisateurs comme modèle d’entreprise. Mais certains critiques comme Evgeny Morozov disent qu’il est peut-être déjà trop tard. Peut-être que les grandes entreprises ont déjà recueilli suffisamment de données.
Il y a plusieurs manières de voir les choses. L’une est que les entreprises soient tenues d’indemniser les données qu’elles ont déjà collectées. Ce serait logique. Si elles ont commis un vol, elles doivent être sanctionnées. On ne parle pas de n’importe qui, mais des groupes les plus rentables et inestimables de tous les temps.
Indemniser les gens – ce serait une piste. Une sorte de redevance calculée sur la base des données déjà collectées.
J’apprécie ces entreprises, sincèrement. Je sais que cela peut paraître contradictoire, mais j’ai vendu une entreprise à Google et en ce moment, je travaille avec Microsoft. Je crois fermement que si nous faisons du monde un endroit qui fonctionne mieux, alors ce sera mieux pour les grandes entreprises aussi.
Vous dites que les gens devraient être payés pour leurs contributions aux médias sociaux. Cela ne conduirait-il pas à conforter les internautes qui déclenchent des émotions fortes ou qui défendent des idées extrêmes? Comme la droite alternative, l’Alt-right?
Un modèle commercial entraînerait toute une série de choses que, personnellement, je trouve très énervantes, je n’ai aucun doute là-dessus. Ce ne serait pas un monde parfait. Mais ce serait un monde meilleur.
Vous avez vivement critiqué Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web, notamment parce que les liens ne fonctionnent que dans un seul sens. Quand aujourd’hui Berners-Lee lui-même fait des propositions pour réparer le réseau, peut-on parler de solutionnisme – croire qu’il existe une solution technologique pour tout?
Le taxer de solutionnisme serait un affront inutile. J’ai parlé à Tim de son projet "Solid".
Ces dernières années, il est devenu de plus en plus évident qu’Internet abandonne la société, fait des dégâts et ne l’améliore guère.
L’un des aspects sur lesquels beaucoup se sont focalisés était la protection de la vie privée et le contrôle de ses données personnelles. Des projets divers et variés ont ensuite vu le jour, comme le Règlement général sur la protection des données (RGPD) en Europe.
"Solid" vise maintenant à donner aux gens un moyen de contrôler leurs données personnelles, en vérifiant, par exemple, si un serveur est digne de confiance avant de transmettre ses données. C’est louable.
Mais il ne s’attaque pas au cœur du problème. Le problème n’est pas la collecte des données, mais la manière dont elles sont traitées et utilisées, voilà le problème.
Il est impossible d’envisager toutes les éventualités. À mon avis, la seule solution est de ne plus récompenser cette utilisation néfaste des données. Bien sûr, l’idée de posséder mes propres données m’intéresse – c’est sur cette base que je veux construire un modèle économique.
Le "Solid" de Tim serait même une excellente base pour dynamiser l’utilisation commerciale des données. Toutefois, à mon avis, ce n’est qu’une petite partie de ce qui doit être fait.
L’essentiel, c’est encore et toujours de changer les motivations. Ce sont toujours des motivations économiques qui dictent un marché, quel qu’il soit.
Propos recueillis par Meike Laaf (SRF)/Adaptation web Miruna Coca-Cozma
Cet article a été publié sur SRF Kultur (en allemand).
Jaron Lanier, le pionnier
Né à New York en 1960, Jaron Lanier est un pionnier du numérique. Il a été l’inventeur de la réalité virtuelle – on lui doit aussi les premières lunettes RV, c’était il y a 25 ans.