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Comment faire encore de l'humour à l’heure des sensibilités exacerbées?

Le document: peut-on encore rire de tout, à l'heure des sensibilités exacerbées sur les réseaux sociaux?
Le document: peut-on encore rire de tout, à l'heure des sensibilités exacerbées sur les réseaux sociaux? / 19h30 / 4 min. / le 24 mars 2019
A l’heure où les réseaux sociaux accroissent les sensibilités, que reste-t-il de l’union sacrée autour de la liberté d’expression connue après l’attentat de Charlie Hebdo? Peut-on encore rire de tout? La RTS a rencontré plusieurs acteurs du monde romand de l’humour.

La recette de l'humour selon Vigousse? Un peu de méchanceté et un fond de vérité. Son rédacteur en chef ne reçoit jamais de plaintes des abonnés, qui s'attendent et demandent même à être choqués. Mais sur les réseaux sociaux, quand un dessin échappe au contexte initial, certains s'indignent.

"Actuellement, les plus chatouilleux sont les vegans", explique dimanche à la RTS Stéphane Babey. "C'est très difficile de les faire rire. Mais en même temps, je comprends qu'ils prennent la mouche parce que c'est un nouveau sujet et à ce stade, on reste très caricatural. Plus on avance, plus on comprend un sujet, et plus on fait des dessins subtils."

Bénédicte dessine pour le petit satirique romand depuis 10 ans, et remarque d'ailleurs que les sujets tabous changent: "Il y a une époque où on n'avait pas le droit de dessiner l'armée, ça passait très mal. Maintenant on peut le faire, mais d'autres choses non. Personnellement je pense que c'est mieux si on peut se moquer de l'armée et pas des homosexuels par exemple. C'est plus sain…"

Tout le monde peut tout dire

Même sans aborder de sujets polémiques, les chroniques de la Genevoise Marina Rollman déchaînent les passions sur les réseaux sociaux. En quelques jours, elle peut recevoir des centaines de commentaires injurieux. Pour autant, elle rejette l'idée selon laquelle on ne peut plus rien dire.

"Je pense qu'en réalité on peut tout dire. Mais tout le monde peut tout dire et donc ça ouvre la porte à toutes les réactions imaginables, quel que soit le travail qu'on fasse. J'ai jamais fait une chronique pas polémique, y compris si je parle de plantes vertes." Elle ajoute, encore étonnée : "Les chroniques sur lesquelles je me suis le plus pris de claques, c'est sur un club de foot et une race de chien". Seule solution, prendre de la distance face à ces commentaires.

La censure mercantile

L'affiche censurée du Montreux Comedy Club. [RTS - Cécilia Mendoza]
L'affiche censurée du Montreux Comedy Club. [RTS - Cécilia Mendoza]

Parfois, l'humour se heurte à l'intérêt mercantile ou politique. Le patron du Montreux Comedy festival, Grégoire Furrer, a appris l'automne dernier par courrier que l'une de ses affiches avait été censurée par la Ville. Peut-être pour ne pas froisser les commerçants du marché de Noël…

Selon lui, le risque d'aplanissement de l'humour est réel: "Soit vous êtes organisateur ou artiste et faites fi de tout ça, vous faites votre métier en âme et conscience, soit vous vous autocensurez pour éviter les ennuis, pour continuer à vendre des billets ou des DVD."

Nécessaire, mais fragile

L'humour, comme filtre sur la réalité crue qui permet d'accepter les côtés les plus déplaisants de la vie, a un rôle social nécessaire, mais fragile, reconnaît Laurence Bisang, qui anime depuis 1995 l'émission Les Dicodeurs.

"On devient très chatouilleux, très frileux. Alors que le grand maître Desproges, réputé pour son cynisme et son anticonformisme, allait très loin! Probablement qu'il recevait des plaintes aussi, mais on a l'impression qu'on ne se posait pas la question. On savait très bien dans quel cadre on était, celui de l'humour, et donc on y allait. Aujourd'hui on se demande: est-ce que j'ose dire ça ? Et donc on se retient forcément. Je ne sais pas jusqu'à quel point c'est raisonnable."

Il est finalement moins question de liberté que de courage. À chacun de trouver le sien, pour autant – et tout le monde s'accorde là-dessus – qu'il soit accompagné de talent.

Cécilia Mendoza

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Interview de Stéphane Babey, rédacteur en chef de Vigousse

Faites-vous de la censure sur vos rédactrices et rédacteurs, ou dessinatrices et dessinateurs ?
Certains raccourcis ne sont simplement pas drôles. Quand on dit "tel parti que je n'aime pas, c'est des nazis", on est dans le militantisme, pas dans le dessin de presse. J'estime qu'il ne s'agit pas de censure, mais de bon goût. Ce n'est pas de la censure de dire "ne traitez pas ces gens de nazis". C'est du bon sens. Les gens qui travaillent à Vigousse sont censés proposer des choses un peu mieux que du graffiti de pissotière.

Comment se prémunir des plaintes, d'une mauvaise compréhension du second degré ?
La meilleure façon de pas avoir de souci, c'est de bien contextualiser la blague et que le dessin ne soit pas trop ambigu. Si par exemple il est accompagné d'un éditorial ou d'un article qui précise le point de vue, on évite les mauvaises interprétations. C'est une façon de faire. Sinon c'est une question de qualité des dessins. Il y a des dessins qui peuvent traiter de sujets très complexes sans aucun problème. Bénédicte en est la championne. Elle aborde beaucoup de sujets difficiles avec une certaine touche, une telle subtilité qu'on ne peut rien lui reprocher. Et ça, c'est ce qu'on appelle le talent.

Pourquoi est-il important de pouvoir rire de tout ?
C'est le rôle de la satire: amener un commentaire politique de façon plus joyeuse et divertissante, ce qui n'exclut pas du tout la réflexion. Le rire fait partie de la démocratie et aide les gens à se faire une opinion. On a vraiment un rôle à jouer et ça fait partie du système. Les politiciens jouent le jeu. On a quasiment jamais de plaintes de politiciens. On peut aller très loin. Plus ils vont loin et plus nous on va loin.

Mais peut-on encore rire de tout, d'un point de vue moral ?
Un bon gag misogyne doit pouvoir faire rire les femmes aussi. Un bon gag juif va faire rire les juifs aussi. On peut fait rire avec n'importe quoi si les gens ne se sentent pas agressés. On peut amener les choses avec subtilité et bienveillance, pour montrer que ce n'est pas purement de la méchanceté. On peut faire beaucoup de choses dans ces limites-là. Encore une fois ce n'est pas de la censure mais du bon sens que de demander que les créatifs ne fassent pas tout ce qui leur passe par la tête mais qu'au contraire ils cherchent la subtilité.

Pourquoi entend-on alors sans arrêt que la censure est partout
?
Si on regarde 30 ans en arrière, à l'époque de Pierre Desproges, il n'y avait pas autant d'humoristes sur le marché. Or, le talent n'est pas divisible: il y a autant de talent maintenant qu'à l'époque. Et il y a plein de gens sans talent qui font ce métier sans subtilité et se font ramasser tout le temps parce qu'ils sont nuls, tout simplement pas drôles. Ils disent qu'on les attaque, qu'ils n'ont plus de liberté d'expression, mais non c'est juste qu'ils sont nuls.