Après l'incendie de Notre-Dame de Paris les réactions sont très vives, très intenses. Depuis hier soir on ne compte plus les "c'est un pan de notre histoire qui s'en va" ou "je n'ai pas de mots pour qualifier ce que je ressens". Des réactions ont aussi afflué du monde entier avec ce matin encore, l'annonce du président Vladimir Poutine, qui parle de douleur dans le coeur des Russes.
L'émotion est grande et elle traverse les frontières. Elle rappelle celle vécue par les Suisses dans la nuit du 18 août 1993 quand le célèbre pont couvert de Lucerne, dit Kapellbrücke, fut presque entièrement détruit par un incendie. Élément central de l’imagerie helvétique, vitrine touristique incontournable, le pont de Lucerne était un véritable symbole. La perte patrimoniale était de taille.
Malgré la promesse du maire de la ville de reconstruire très rapidement le pont, l’événement a été vécu comme un drame pour beaucoup de concitoyens et l’émotion était palpable jusqu’à l’étranger. "Deuil national" titrait l'émission "Viva" de la TSR. "C’est un peu l’âme de la Suisse qui est partie en fumée, par cette funeste nuit du mois d’août" commentait alors la journaliste de la RTS.
Aussi loin que je me souvienne il y avait ce pont, et tout à coup il n'est plus là.
Considéré comme le plus ancien pont de bois d'Europe, le pont de la Chapelle (ou Kapellbrücke) abritait sous son faîte 111 peintures de bois, dont 79 ont irrémédiablement disparu dans les flammes.
"C'était notre pont", pouvait-on lire à l'époque dans les vitrines des supermarchés lucernois qui exposaient les tableaux brûlés, en fac-similé. "C'est une perte personnelle, il fallait que je fasse quelque chose", déclarait un des organisateurs. Parce qu'il ne faut pas oublier.
Émotion patrimoniale
Effectivement, la disparition brutale d'un monument est souvent vécue comme la perte d'un être cher. On l'a vu avec le récent incendie de Notre-Dame, mais aussi lors de celui de La Fenice, parti en fumée en 1996.
"Quelle triste spectacle. Quelle horreur. Je partage l'émotion de la nation française qui est aussi la nôtre", écrit le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker dans un communiqué en français. "Notre-Dame de Paris est Notre-Dame de toute l'Europe. Nous sommes tous avec Paris aujourd'hui", a écrit de son côté Donald Tusk, président du Conseil européen, sur son compte Twitter.
Ces réactions qui affluent du monde entier démontrent à quel point nous sommes face à un patrimoine commun, trait d'union entre passé, présent et futur. La destruction d'un monument permet de prendre conscience que l'important tient plus à l'immatériel qu'au matériel. "Toutes ces valeurs matérielles attestent par leur matérialité d'une immatérialité transcendante", écrit Jean-Michel Leniaud dans "Droit de cité pour le patrimoine" (Presse de l'Université du Québec).
Le patrimoine, comme l’identité, est, depuis ses origines, étroitement lié à l’histoire et à la mémoire; il est ipso facto enjeu de choix passionnels et de conflits ardents. […]. Patrimoine et identité ne sont pas des notions et des réalités molles et tranquilles; ce sont des passions.
Le patrimoine, cette passion
Invité dans le 12h30 de la RTS, le philosophe des sciences Etienne Klein comprend cette émotion universelle. "Lorsque nous regardons un objet matériel, qu’il s’agisse d’une cathédrale, d’un immeuble, d’une pierre, d’une vieille montre, le seul fait d’y prêter attention nous porte en effet à nous enfoncer dans son histoire, à nous décaler, par l’imagination, de la surface de son présent", explique-t-il.
Le somptueux bâtiment de Notre-Dame n’était pas une chose statique dans l’espace, mais une suite d’événements dans l’espace-temps. "Il n’était pas un volume à trois dimensions, mais un hypervolume à quatre dimensions qui a commencé de prendre corps dans la profondeur du passé et n’a jamais cessé de se translater dans le temps, instant après instant, tout en demeurant invariablement au même endroit", explique-t-il à la RTS. Quand on regarde Notre-Dame on est connecté aux artisans du XIIe siècle qui ont construit l'edifice.
La dramaturgie médiatique des ravages du feu
Comme lors de l'incendie du pont de Lucerne, la population est accourue assister au désastre au coeur de Paris. Là aussi, le sinistre s'est déclaré la nuit, accentuant les effets d’un impressionnant brasier. Là encore, une chaîne humaine s'est créée autour de ce désastre devenu rapidement chagrin.
"Les ravages du feu ont pour eux, paradoxalement, d’être photogéniques et de correspondre à une dramaturgie recherchée aujourd’hui dans les médias", explique l'anthropologue Bérénice Waty dans l'article "Emotions patrimoniales, quand le patrimoine devient l'affaire de tous".
Quand un bien monumental brûle, les caméras filment, les journalistes commentent la désolation et c'est ainsi que se multiplie l’émotion, explique-t-elle.
Miruna Coca-Cozma
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