Le 28 juin 1969, devant le Stonewall Inn, un bar new-yorkais, des gays, des lesbiennes et des trans se sont physiquement battus pour leur droits. Tree, un vétéran, aujourd'hui âgé de 80 ans, s'amuse à nous montrer sur son téléphone sa collection de photos de pénis. Certaines lui ont été envoyées, il en a prises d'autres au cours de ses différents voyages à travers le monde.
Il est fier d'être libre de nous montrer ces images, car il a atteint l'âge adulte dans des années où ce genre de transparence étaient impensable, lorsque les personnes homosexuelles comme lui devaient se cacher.
Se cacher de l’état, de la police, des médias, et souvent de leur propre famille et amis.
La nuit où un bar est devenu champ de bataille
Tree ne se souvient que trop bien de cette époque, et tout particulièrement de cette nuit-là, qui allait le poursuivre sa vie durant. Dans quelques jours, ette nuit qui a marqué le début des troubles de Stonewall, célébrera son jubilé.
A l’aube du 28 juin 1969 des centaines de gays, lesbiennes et trans se sont battues avec la police devant le Stonewall Inn, un bar de Greenwich Village contrôlé par la mafia. Les descentes de police y sont fréquentes. Mais cette nuit-là, c’en est trop. Pour la première fois, les clients se rebiffent à coup de bouteilles et de pierres. La rébellion gagne tout le quartier, et une bataille de rue de plusieurs jours s’ensuit.
L’acte de naissance du mouvement LGBTQ
La plupart des historiens s’accordent sur le fait que ces émeutes constituent l’acte de naissance des mouvement de revendications gays et lesbiens contemporains, oubliant au passage que la communauté queer s’organisait déjà bien avant ces événements.
Ce qui est sûr c’est que les émeutes de juin 1960 ont libéré une incroyable énergie collective. Les revendications pour davantage de droits et de reconnaissance se sont affirmées, et dans la foulée vont se créer des groupes militants comme le "Gay Libération Front" (littéralement Front de libération homosexuelle). Des livres vont s'écrire sur le sujet, et de nombreux films vont se tourner.
C’est en hommage à cette émeute de Stonewall que de nombreuses marches des fiertés (Gay Pride) se déroulent chaque année, un peu partout dans le monde, le dernier week-end de juin. En Allemagne et en Suisse, ces marches portent d'ailleurs encore l’intitulé de "Christopher Street Day" (du nom de la rue où se situait le bar d’origine).
Soudain, une bousculade et des hurlements
Peu de participants à ce soulèvement sont encore en vie aujourd’hui. Tree est l’un d’entre eux. Ils se sont surnommés les Vétérans de Stonewall. "On dansait sur la musique du Jukebox. Du Cha-Cha-Cha, du Mambo, du Merengue" raconte-t-il.
Soudain c’est la bousculade. On entend des hurlements. Les agents de police font irruption, et les premiers objets commencent à voler. Tree réussit à se glisser hors du bar juste avant les premières arrestations.
Tree se souvient de sa peur. Une crainte bien moindre de la police que des photographes, qui s’étaient rapidement rendus à Christopher Street. Il avait trente ans et ne voulait à aucun prix apparaître dans le journal. "Ma mère Sally ignorait que j’étais gay", explique-t-il.
Pas question de retraite
Désormais, les choses ont changé et Tree apparaît maintenant volontiers dans la lumière. Il se considère un peu comme un ambassadeur non officiel de Stonewall. Le bar, il le connaît sous toutes ses coutures, sale ou nettoyé, de nuit comme de jour, sobre ou ivre, comme client ou comme collaborateur, car lorsqu’il ne sillonne pas le monde, Tree passe trois jours par semaine comme barman derrière le comptoir du Stonewall Inn, les jeudi, vendredi et samedi.
Pour lui pas question de prendre sa retraite. "Pourquoi devrais-je m'arrêter? Qu’est- ce que je ferai de tout ce temps?" demande-t-il.
50 ans après, le bar est une attraction touristique
Ce mercredi après midi au Stonewall Inn, des premiers clients se sont installés derrière leur verre. Il y a là quelques touristes, les participants à un enterrement de vie de garçon du New Jersey, et quelques habitués qui boivent du rhum-coca. Aux murs, des coupures de journaux et des photos en noir et blanc. Du plafond tombent des drapeaux arcs-en-ciel.
Si le bar figure désormais dans tous les guides, les fêtes branchées ont depuis longtemps lieu ailleurs. En 2016, Barack Obama, alors Président des Etats-Unis, a déclaré le Stonewall Inn monument national. Et désormais, lorsqu’au mois de juin des dizaines de milliers de personnes traversent Manhattan en dansant pour la "Pride Parade", on y croise aussi bien des politiciens gay que des policières lesbiennes ou des PDG de Wall Street bisexuels.
Le quartier gay de Manhattan
Tree se tient devant l’entrée, en jean large, chemise à
manches courtes et baskets blanches. N’ayant pas envie de passer son jour de congé sur son lieu de travail, il propose de se rendre au "Julius", un bar gay au coin de la rue, dans lequel Tennessee Williams et Truman Capote venaient autrefois se saoûler.
En boitillant – "c'est l’âge !" dit-il – il fait la bise à deux connaissances, et se fait servir un café et un Amaretto, comme d’habitude, car il est ici chez lui. "En France je suis un arbre" dit Tree, qui mesure 1,94 mètres. Mais il ne veut pas donner son nom de famille. "Je ne le connais même pas moi-même", dit-il en riant.
Tree a grandi à Brooklyn, plus tard la famille a déménagé dans le Queens. En 1966, il a trouvé cet appartement à Chelsea, pour 112 dollars par mois. Il y habite encore aujourd’hui. "A un moment donné, ce quartier est devenu le plus gay de Manhattan. Et un peu plus tard il est aussi devenu le plus cher" raconte-t-il.
Avec mon meilleur ami Johnny, on se regarde parfois et on se demande: pourquoi nous, nous sommes encore vivants?
La gentrification du quartier à commencé vers la fin des années 1980 et début des années 1990. Les loyers ont grimpé, les bars ont disparu. Mais pas seulement eux. Beaucoup de ses amis sont mort du SIDA, raconte Tree.
Qui a jeté la première brique?
Ce qui s’est exactement passé durant la nuit du 28 juin 1969 est encore aujourd'hui sujet à discussions. "Qui a jeté la première brique devant le Stonewall ?" Un lien ouvre sur une nouvelle fenêtre sur le site du New York Times, qui a reposé la question il y a quelques semaines seulement.
"Qui a jeté la première pierre", une vidéo du New York Times sur les émeutes de Stonewall en 1969
Avec quelques témoins de l’époque, des professeurs d’histoire et des militants, le journal semble avoir trouvé la seule bonne réponse: il y a des questions plus importantes.
Quelle forme de discrimination subissent encore en 2019 les personnes queer ? Quelles communautés sont particulièrement touchées par ces discriminations ? Et parmi les droits acquis de haute lutte, lesquels sont aujourd'hui menacés ?
Lutter contre les normes
Car ce qui rassemble les communautés LGBTQ, c’est la lutte contre les normes. "Qu'il s'agisse de cette personne qui n’obtient pas un travail parce qu'elle est visiblement transgenre, ou de cette autre dont les papiers d’identité ne correspondent plus à sa performance de genre, ou encore de cette femme lesbienne qui s’est faite tabasser sur la voie publique, le fil rouge est qu’on nous punit de ne pas répondre aux attentes spécifiques de la société en matière de genre" explique l'historien et auteur Hugh Ryan.
D’après Ryan, les personnes racisées, les travailleuses et travailleurs précaires, tout comme les gens qui ne se définissent ni homme ni femme, sont aujourd’hui particulièrement concernés. "Ce sont les principales victimes de la surveillance et de la violence institutionnelle" dit-il.
Comme de nombreux autres experts, Ryan rappelle que Stonewall ne devrait pas être considéré comme un fait isolé. "Stonewall a certes été un événement très significatif, mais selon moi, le soulèvement seul n'a pas été le plus important, mais plutôt la façon dont la communauté queer s’est organisée avant et après" explique-t-il.
Brooklyn est non seulement resté longtemps dans l’ombre des quartiers queer comme Greenwich Village ou Harlem, mais il a aussi fait l’objet d’un effacement systématique de son histoire queer
Paru en mars dernier, son livre "When Brooklyn Was Queer", est consacré aux débuts de l’histoire du mouvement LGBTQ dans le plus grand quartier de New-York.
Personne ne t’a promis de lendemain
A Brooklyn se déroule depuis le mois de mai la plus grande exposition jamais consacrée aux émeutes de Stonewall. Sous le titre "Nobody Promised You Tomorrow", le Brooklyn Museum expose des oeuvres de 28 artistes LGBTQ, tous nés après 1969.
L'intitulé, "Personne ne t’a promis de lendemain", est une citation de la drag queen afro-américaine Marsha P. Johnson, l’une héroïnes des émeutes de Stonewall. Figure historique du mouvement queer, elle n’a jamais cessé de s’engager pour les droits des personnes trans jusqu’à sa mort en 1992.
Le Brooklyn Museum rend aussi un hommage à une autre icône queer, Stormé DeLarverie, à qui fut longtemps attribué le jet de la premier pierre à Stonewall. Une installation de L.J. Roberts rassemble des extraits de journaux et des photos qui lui sont consacrés. Dans une légende, on peut lire le rectificatif que le New York Times a dû faire paraître en 2016 :
"Cet article traitait de façon incomplète les premiers manifestants du Stonewall Inn. Il s’agissait en premier lieu d’hommes gays, mais pas uniquement d’hommes gays; au moins une lesbienne y a participé." Stormé DeLarverie était cette lesbienne.
Le Leslie-Lohman-Museum of Gay and Lesbian Art de Manhattan rend également hommage à la révolte d’il y a 50 ans avec "Art after Stonewall, 1969-1989", une exposition divisée en quatre parties aux titres évocateurs: "Coming Out", "Sexual Outlaws", "Gender Play" et "Use of the Erotic".
On peut y voir des photos, notamment de Peter Hjar et Robert Mapplethorpe, ainsi que des dessins et des collages, des livres et des costumes, qui illustrent les différentes formes et étapes du mouvement d’émancipation queer.
Les deux expositions ont ostensiblement renoncé à toute nostalgie ou glorification, et choisi de mettre l'accent sur les liens entre le passé et le présent, de façon à mettre en perspective la continuité des discriminations.
Des préoccupations toujours actuelles
Car un grand nombre des préoccupations qui ont à l’époque motivé les participants à la révolte de Stonewall, restent toujours non résolues. "La gentrification agressive, des violences policières et des arrestations en masse font encore partie de notre réalité" expliquent les curateurs du Brooklyn Museum.
Les projets de l’administration Trump montrent à quel point les personnes LGBTQ aux Etats-Unis ne peuvent toujours pas faire confiance à leur gouvernement: fin mai, le ministère de la santé dévoilait un plan d'élimination des protections antidiscriminatoires mises en place sous Barack Obama pour les personnes transgernes.
"Trump est ce qui nous est arrivé de pire"
La réduction de l'accès aux traitements médicaux est particulièrement dévastateur. Et le nombre des suicides des personnes queer est nettement plus élevé que la moyenne.
D’autres ministères ont aussi émis des lois transphobes. Depuis le mois d’avril par exemple, l’armée américaine n'enrôle plus dans ses rangs des soldats qui ne s’identifient pas à leur sexe de naissance.
"Trump est ce qui pouvait arriver de pire aux Etats-Unis", dit Tree en avalant sa dernière gorgée d’Amaretto. Particulièrement dans les Etats du Sud, qui appartiennent au Bible Belt fondamentaliste protestant, dans lesquels l'hostilité envers les personnes queer est déjà très répandue dans la population", explique-t-il.
Lorsqu’en juin 2016 un terroriste a abattu 49 personnes dans un night-club LGBTQ d’Orlando, des milliers de personnes se sont immédiatement rassemblées devant le "Stonewall Inn" pour une veillée.
Dans les jours qui ont suivi, les bouquets de fleurs se sont amassés devant l’entrée. Une solidarité presque oppressante pour le personnel du bar. La menace semblait peser sur leur existence même.
Depuis 2015, gays et lesbiennes peuvent se marier dans tous les Etats américains. Tout dernièrement la police de New-York a pour la première fois présenté ses excuses pour les violences policières contre la communauté homosexuelle lors des émeutes de 1969.
Et avec Pete Buttigieg, en lice pour la primaire démocrate pour l’élection présidentielle de 2020, se profile peut-être le premier candidat à la Maison Blanche ouvertement gay.
Incontestablement les progrès sont là. Cependant, pour de nombreuses personnes queer moins privilégiées, la phrase lancée jadis par Marsha P.Johnson prévaut toujours. "Nobody promised you tomorrow", et leurs lendemain restent toujours bien précaires.
Sujet: Lukas Hermsmeier / SRF
Traduction et adaptation web: Manon Pulver