"Nous jouons avec une bête furieuse", disait en 1975 le géophysicien et climatologue Wallace Smith Broecker, décédé le 18 février dernier à New York, à l’âge de 87 ans. La bête furieuse dont il parlait n’était autre que le système climatique. Le scientifique américain a été en fait le premier à utiliser l’expression "réchauffement climatique" et à prédire les effets dévastateurs de l’augmentation des niveaux d’anhydride carbonique dans l’atmosphère.
Aujourd’hui, de nombreuses années plus tard, la bête semble plus furibonde que jamais. Le monde pourtant ne semble pas encore avoir pris pleinement conscience de l’urgence de la situation. Pire, la menace est largement minimisée par certains leaders mondiaux, du président des Etats-Unis Donald Trump, en passant par ses homologues russe et brésilien, Vladimir Poutine et Jair Bolsonaro.
Planète malade
Pourtant, certains refusent qu’on leur laisse une planète malade et en fin de vie, et exigent des changements immédiats: il s’agit des étudiants et adolescents du monde entier, ceux qui vivront sur la Terre dans les années à venir et qui seront les premiers à pâtir des erreurs et mauvaises pratiques actuelles.
Mus par une profonde sensibilité envers les thématiques environnementales, et préoccupés par l’impassibilité et l’inaction des puissants face à un drame planétaire de première importance, des milliers de jeunes de toute l’Europe et d’ailleurs, inspirés par la jeune activiste suédoise Greta Thunberg, ont manifesté et organisé, le 15 mars 2019, une grève mondiale en adhérant à l’initiative #FridaysForFuture, à laquelle se joignent professeurs et scientifiques. Il faut agir avant qu’il soit trop tard: "You can’t just sit around waiting for hope to come" (Tu ne peux pas rester assis et attendre que l'espoir vienne), insiste Greta Thunberg.
Et les artistes, dans tout ça?
Comment voient-ils le problème et comment contribuent-ils à le résoudre? Sont-ils, eux aussi, touchés par cette "grande cécité", cet "échec de l’imagination" dont parle l’écrivain et anthropologue bengali Amitav Ghosh. Dans son essai "The Great Derangement. Climate Change and the Unthinkable", Ghosh remarque à quel point le thème du réchauffement climatique est traité de manière marginale par les écrivains contemporains, incapables de proposer de nouvelles narrations ou d’imaginer de nouvelles façons de vivre et de penser.
La crise climatique nous met au défi d’imaginer d’autres formes d’existence humaine, parce que si le réchauffement mondial a permis d’établir quelque chose, c’est que continuer de penser le monde uniquement tel qu’il est équivaut à un suicide collectif.
Heureusement, dans le domaine artistique, nombreuses sont les personnalités qui ne se voilent pas la face et regardent le problème de la crise climatique avec responsabilité et conscience, en imaginant des scénarios possibles pour l’avenir.
Il s’agit en particulier d’artistes qui opèrent à mi-chemin entre arts visuels et sciences, et qui collaborent avec des instituts de recherche, des associations et des scientifiques du monde entier pour donner vie à des projets variés, capables d’éveiller les consciences et de provoquer un engagement collectif. C’est le cas de l’installation Ice Watch, que l’artiste dano-islandais Olafur Eliasson a conçue avec le géologue Minik Rosing, et qui sillonne l’Europe depuis quelque temps déjà.
Sa dernière intervention a eu lieu en décembre dernier à Londres: 24 blocs de glace détachés de la calotte glaciaire du Groenland ont été transportés et placés à l’extérieur de la Tate Modern et devant le siège européen de Bloomberg, où ils sont restés jusqu’à leur fonte complète. Un moyen efficace de mettre physiquement le public en contact avec un problème qui lui semble loin, mais qui en réalité est beaucoup plus proche et concret qu’il ne le pense.
Ice Watch: Time-lapse from Studio Olafur Eliasson on Vimeo.
"Touche la glace avec tes mains, écoute-la, renifle-la, regarde-la, et assiste aux changements écologiques que notre monde est en train de vivre": telle est l’invitation d’Eliasson, qui a aussi placé son installation Place du Panthéon à Paris à l’occasion de la Cop 21.
Un autre projet important concernant le climat et la durabilité environnementale est "Little Sun", qui est né en 2012 de la collaboration entre Olafur Eliasson et l’ingénieur Frederik Ottesen. De l’idée initiale de créer une petite lampe solaire portative pour ceux qui vivent sans électricité en Ethiopie, le projet Little Sun est devenu progressivement un projet mondial, puis une fondation, qui a déjà changé l’existence de deux millions d’individus. Son objectif est d’apporter une énergie propre et sûre au milliard de personnes qui n’ont pas accès au courant électrique, en encourageant l’engagement d’individus d’un bout à l’autre de la planète.
Art et science
L’Argentin Tomás Saraceno opère lui aussi à la limite entre art et science. L'artiste encourage la réflexion et l’interaction à travers de fascinantes installations, sculptures aériennes et projets visionnaires qui mettent en jeu les flux énergétiques et les sources renouvelables, mais aussi les processus secrets de la nature, en se référant souvent à l’araignée et à sa toile comme métaphore d’un rapport idéal avec l’environnement.
Tomás Saraceno, dont le rêve a toujours été de voler au-dessus des nuages, nous invite à travers ses œuvres à repenser poétiquement notre manière d’habiter le monde, de nous déplacer et d’être, en substance, humains.
Aerocene, par exemple, est un projet à vocation internationale et pluridisciplinaire qui suggère de nouvelles manières d’habiter le monde, sans frontières ni énergie fossile. En opposition à l’Anthropocène, l’artiste imagine une nouvelle "époque de l’air", basée sur une conscience écologique plus forte, en harmonie avec l’environnement et l’atmosphère.
Andreco, street artist d’origine roumaine, se place lui aussi à la frontière entre art et science. Titulaire d’un doctorat en ingénierie environnementale et auteur de collaborations avec les universités de Bologne et Columbia, Andreco fait progresser parallèlement recherche scientifique et recherche artistique, en se concentrant sur le rapport entre l’homme et l’environnement, et sur la gestion durable des ressources.
En particulier, son projet "Climate" consiste en une série d’interventions artistiques publiques dans des espaces urbains et de séminaires dans des villes diverses, dans le but de faire la lumière sur les causes et conséquences des changements climatiques. L’intervention la plus récente, "Climate 04 - Sea Level Rise", a été réalisée à Venise, le long du Grand Canal, à la Fondamenta Santa Lucia.
L’artiste y a créé une grande peinture murale rappelant les données et formules mathématiques relatives à la hausse du niveau de la mer, provoquée par le réchauffement climatique et dont les effets se feront sentir jusqu’en 2200 selon les estimations fournies par les centres de recherche impliqués.
Ce n’est pas par hasard que "Climate" a été présenté pour la première fois en 2015 à Paris, à l’occasion de la Cop 21, et qu’Andreco s’obstine encore aujourd’hui dans la conviction que la science a besoin de la sensibilité artistique pour éveiller les consciences.
Autant de moyens différents pour susciter un sentiment de responsabilité et la participation, pour contribuer à rendre le monde plus sain et accueillant envers les êtres vivants, un peu comme le fit Joseph Beuys en 1982 avec sa mémorable initiative de plantation de 7000 chênes à Kassel à l’occasion de documenta 7.
Ces chênes sont encore "jeunes", mais on est en droit d’espérer qu’ils connaissent un avenir long et lumineux, comme les jeunes manifestants qui rêvent aujourd’hui d’une planète en bonne santé et réclament ce droit.
Francesca Cogoni (RSI)/mcc
Cet article a été publié sur RSI (en italien).