En 1888, un jeune pianiste entre au Conservatoire de Moscou. Grand admirateur de Chopin, il joue ses morceaux et compose comme lui. Quand il débarque chez son professeur avec les sonates, nocturnes, valses ou mazurkas qu'il a écrites, ce dernier s'esclaffe en lui disant qu'il a dû trouver dans son grenier une vieille valise d'inédits.
S'esclaffera bien qui s'esclaffera le dernier! Alexandre Scriabine copie le style de Chopin, c'est vrai. Cependant un autre destin l'attend, un destin venu d'ailleurs.
Ici-bas je ne suis pas chez moi. Mais je perçois des appels, j’entrevois un univers sublime d’esprits. Un univers de rêve. L’existence y est tout autre.
A la recherche de la Vérité
Au fil de sa production, Scriabine n'aura de cesse de larguer les amarres et d'entrer dans un monde étrange et pourtant bien plus vrai que le nôtre. Obsédé par la philosophie et la psychologie, il voit pendant son époque défiler les spécialistes du genre: il se passionne pour l’exploration des rêves de Freud, le panpsychisme ou encore la double morale d'Henri Bergson. Une double morale où se cotoyent la morale close, réservée à l'homme ordinaire qui vit pour sa famille ou la nation, et la morale ouverte, réservée aux hommes d'exception qui pratiquent l'union libre et l'amour universel. Cette théorie arrange bien Scriabine, qui a tendance à changer de femme avant d'avoir quitté la précédente.
L’univers n’est que la manifestation d’un système de correspondances, immobile à chaque instant donné, tout en se transformant inlassablement dans le temps et dès lors en mouvement en tous ses points.
Scriabine organise un monde où sensation, couleurs et sons doivent se répondre. Son journal se transforme peu à peu en compilation de ses réflexions métaphysiques. L'enjeu pour Scriabine, à travers l'action conjuguée de l'Art et de la Philosophie, c'est la recherche de la Vérité.
Des sonates parfois terrifiantes
Une recherche dont témoignent ses dix Sonates pour piano. Peu à peu disparaissent les structures sclérosées en plusieurs mouvements. Dans cette musique où le son claque autant qu'il brille, pas de repos, pas de parties définies. C'est une musique liquide comme la lumière, où les accords flottants ne retombent jamais par terre.
En dix minutes et en un seul mouvement, Scriabine veut maintenant traduire un état psychique. Aux yeux de ceux qui se rassurent dans le concret, qui croient que leur esprit est régi par des lois rationnelles, le voyage tend à la folie. Sa sonate 6 appelle des forces trop obscures, effrayant Scriabine lui-même qui refusera de la jouer.
La 7e par contre, écrite en réponse, appelle la connexion des cieux. Solennelle, elle sera surnommée Messe Blanche. "Mystérieusement sonore", "avec une sombre majesté" ou encore "très pur avec une profonde douceur", le compositeur donne des indications très précises quant à la manière de la jouer.
Défier les normes
Musicien raffiné, Scriabine s'est attaqué aux bases mêmes de la culture occidentale. Son exaltation mystique, son enthousiasme héroïque et sa quête d’absolu sont la négation même de l'esprit réaliste et épris d'ordre auquel on aspire en Europe.
Aime la vie de tout ton être et tu seras heureux à jamais. Ne crains pas d’être celui que tu veux être. Ne crains pas tes désirs, ni la vie ni la souffrance. Il n’y a rien de plus grand que la victoire sur le désespoir. Ne crains pas de désirer et de faire ce que tu veux. En d’autres termes: Ne crains pas la liberté!
RTS Culture