Le numérique a-t-il bradé la culture durant le confinement?
Grand Format Culture et numérique
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AFP - Yuri KADOBNOV
Introduction
Des artistes qui donnent des concerts gratuits sur Facebook ou Instagram, des théâtres qui proposent des spectacles en streaming pour garder le contact avec leurs publics, des visites virtuelles des musées durant le confinement. Quelle trace laissera sur le monde de la culture cette transition numérique imposée à l'insu de notre plein gré?
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Et la pandémie arriva...
AFP - FABRICE COFFRINI
Mi-mars 2020. Dans le monde de la culture tout s'est arrêté. Ou presque. Concerts, spectacles, tournées annulés. Les musées et les cinémas fermés.
Et puis une sorte de silence s'installe progressivement dans toute l'Europe, pour gagner ensuite le reste du monde. Notre monde vit pour la toute première fois un confinement drastique, restrictif, long. Une solitude collective.
Puis petit à petit, une fois le choc absorbé, les artistes, amateurs ou professionnels, commencent à investir les réseaux sociaux, dans un élan de solidarité. Ils dansent, chantent, sur leurs balcons ou dans leurs cuisines. Ils viennent chez nous. On est chez eux. Ensemble, mais éloignés. Mais ensemble.
Et puis la musique fut. Tout comme la danse, les images et la poèsie.
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La culture solidaire
AFP - Pedro PARDO
Viennent ensuite les innombrables gestes de solidarité, les rendez-vous, chaque soir à 21 heures tapantes, pour applaudir le travail du personnel soignant, les concerts improvisés sur des balcons en Suisse et en France, des projections de films sur les façades des immeubles en Italie.
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Puis, on commence à entendre la poétique ferveur de la parole d'humain confiné à humain confiné.
C'est le temps des journaux intimes, l'écriture en "moi, je" qui permet de comprendre, d'accepter, de pouvoir avancer. Parce que l'on a besoin de raconter, de se raconter, d'être en lien avec les autres. La culture s'installe sur Facebook, Instagram, Soundcloud, Twitter.
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Instagram
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Toutes et tous sur le fil (des réseaux)
Des concerts de Stephan Eicher ou de Jean-Louis Aubert en direct sur Facebook, le Théâtre de Vidy et sa généreuse initiative "Vidygital" qui permet de visionner en streaming des spectacles de théâtre. Sans oublier le Montreux Jazz Festival qui propose de visionner plus de 50 concerts en libre accès ou certains festivals de cinéma qui mettent à disposition du contenu en ligne afin de survivre. Malgré tout.
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Les jours passent, les hashtag fleurissent à mesure que le nombre de jours de confinement s'allonge: #ConfinementJour2, jour3, jour 4, etc. Le temps se dilate et se contracte, et puis la vie se virtualise beaucoup, passionnément. On nous dit que l'on peut faire le tour du monde des musées depuis son canapé, les films sont, eux, consultables sur les plateformes de streaming.
Les concerts de stars, confinés comme nous, débarquent dans notre salon. La musique devient un geste artistique plus intime grâce aux réseaux sociaux. Et dans l'isolement, la musique est plus nécessaire que d'habitude. Les fans le savent, les musiciens aussi.
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Dans la communion virtuelle des réseaux, les stars et les fans se rallient autour de hashtags comme #TogetherAtHome (ensemble à la maison).
Dès le début de la crise sanitaire, les milieux culturels ont réagi à l'interdiction de rassemblement et aux fermetures. Ils se sont adaptés en passant au tout numérique. Et l'offre culturelle présente sur internet a subitement explosé.
C'est le temps béni de la culture facile d'accès et gratuite. Mais comment rémunérer les artistes?
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Transition numérique pour tous les milieux culturels
La plupart du temps durant le confinement, les contenus culturels peuvent être consultés gratuitement, pour le plus grand bonheur des internautes. Les acteurs culturels peuvent ainsi garder contact avec leurs publics. Ce changement de mode de consommation de la culture n'est toutefois pas sans risque. Parce que tous les milieux culturels ne sont pas égaux face au numérique.
"La période actuelle doit faire réfléchir à nos modèles d'accès à la culture et à la manière de rémunérer les artistes", explique à la RTS Yaniv Benhamou, chargé de cours à l’Université de Genève et spécialiste en droit de la propriété intellectuelle.
Le chercheur rappelle que certains milieux culturels comme la musique actuelle et le cinéma, par exemple, avaient déjà entamé cette transition numérique.
Suite à la dématérialisation des CD et des DVD, ils avaient dû trouver de nouveaux modèles d'affaires pour rétribuer les artistes. "Cette crise sanitaire va peut-être inciter les milieux culturels qui ne l'avaient pas encore fait à se tourner davantage vers le numérique", estime le chercheur.
Il y a un risque de brader la culture
De son côté, Facebook n'a pas pour habitude de rémunérer les contenus qui sont postés sur ses réseaux (Facebook, Instagram). Sur YouTube ou Spotify, les sommes reversées aux artistes sont presque insignifiantes. Selon Yaniv Banhamou, le chanteur Booba aurait ainsi touché environ 10'000 francs pour sa chanson "Friday" qui compte plus de neuf millions de vues sur Youtube.
Les autres entreprises de streaming qui rémunèrent les artistes le font aussi dans cette fourchette de prix. La crise permettra peut-être aux artistes d'obtenir des rémunérations plus justes.
AFP - ARIS MESSINIS
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Culture online, une demi-vie?
Télétravail. École en ligne. La pandémie donne cette impression qu'en période de confinement, la culture vient à nous.
Karine Mauvilly, autrice de "Cyberminimalisme" (Editions Seuil) se demande, à juste titre, combien de temps peut-on vivre en ligne et est-ce qu'une vie en ligne existe? Parce que la vie c'est quand même l'incarnation, dit l'essayiste française. "C'est une position du corps dans l'espace à laquelle on ajoute des pensées", rajoute-t-elle.
Combien de temps on va pouvoir tenir, assis sur notre chaise à regarder un écran?
En réalité le numérique c'est une prison. Ça reste la prison que c'était et c'est une demi-vie.
Pour l'essayiste, la bascule numérique opérée pendant le confinement ne résistera pas à notre besoin irrépressible d'avoir une vie incarnée. Il est aussi vrai que la facilité qu'offre le numérique peut être perçue comme un piège, parce que l'on a l'impression que toute la culture va se transférer sur écran. Mais être dans le public, écouter un artiste sur scène, reste quelque chose d'irremplaçable.
Les métiers essentiels
Cette période de pandémie a permis de dresser en seulement quelques jours la liste des tâches et métiers essentiels. Les soignants, les enseignants, les services publics de base comme les éboueurs, les pompiers mais aussi à des métiers comme les agriculteurs, les journalistes, tous ceux qui doivent continuer à travailler et informer.
Le grand enseignement de cette période est peut-être celui-là: on vit une période de fatigue numérique mais aussi celle d’une prise de conscience.
Après la pandémie, le numérique va apparaître pour ce qu'il est: un pis-aller, une demi-existence.
AFP - STEPHANE DE SAKUTIN
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Au musée, l'ère de l'immersif
Si les musées ont réussi à très vite adapter leur offre pour maintenir un contact avec le public durant le confinement, c’est parce que cette branche a vécu sa bascule numérique depuis de nombreuses années.
Si on regarde dans le rétroviseur, il y a d’abord eu l’utilisation des photos avec la numérisation des collections, sans oublier les bornes interactives dans les années 1980-1990.
Aujourd’hui, les outils numériques sont utilisés pour faire un travail de médiation culturelle, à savoir créer des liens pour que le public puisse avoir un accès plus facile aux œuvres.
Le numérique comme outil de médiation culturelle
Pour Isabelle Raboud, directrice du Musée gruérien et présidente de l'Association des musées suisses, le numérique ne reste qu’un simple outil.
Par contre, ce que le numérique a véritablement bouleversé dans l’offre des musées, c’est le fait de privilégier de plus en plus l’expérience du visiteur. Ce n’est plus l’œuvre qui est au centre de l’exposition, mais le visiteur.
Va-t-on lui proposer une balade en 3D à l’intérieur même d’une œuvre ? Du mapping sur les murs ? D’où une offre de plus en plus grande d’expositions immersives.
Au Canada, certains musées offrent des visites guidées, comme l'exposition Imagine Van Gogh, qui peuvent inclure des éléments tactiles pour faire vivre une expérience multi-sensorielle.
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Ainsi, ces outils de médiation novateurs font participer les visiteurs en stimulant de multiples sens et s'avèrent bénéfique pour divers publics. "Il suffit par exemple de penser au fait que les enfants comptent sur leur sens du toucher pour saisir le monde qui les entoure", explique Patricia Bérubé, qui fait son doctorat à l’Université de Carlton à Ottawa.
Les outils tactiles peuvent aider ces publics à en apprendre davantage sur la culture.
Grâce à des outils de plus en plus sophistiqués, pourrions-nous commencer à voir le musée non seulement comme une institution culturelle, mais aussi comme une sorte de laboratoire social ?
La question est pertinente puisque les musées favorisent "non seulement les interactions sociales entre les visiteurs venant d’horizons différents, mais contribuent également à créer un sentiment d’appartenance entre eux, et ce, à travers le partage d’une expérience esthétique", estime Patricia Bérubé dans un article publié sur le site The Conversation.
AFP - Ren Long
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Le regard du philosophe
Et puis les jours passent, les petites joies quotidiennes s'entremêlent aux grandes questions existentielles. Parce qu’en période de crise, nous avons besoin de chercher du sens dans ce qui nous arrive et au coeur de cet accélérateur numérique qui s'est emparé de notre quotidien. Vous avez dit une vie de plus en plus virtuelle?
Ce que l'on a perdu de vue durant cette période de confinement est le fait que le monde, notre monde, est d’abord concret, factuel. Que nous sommes bêtement des organismes biologiques, que nous mourrons de manque d’oxygène. Et que non, nous ne sommes pas que esprit.
Sommes-nous faits pour appuyer sur un bouton ?
Non, bien sûr que non. Mais le numérique titille quelque chose de particulier en nous: cette idée que, grâce à lui, nous n'allons plus nous rencontrer comme des bêtes. C'est-à-dire des corps qui se touchent. Non. Nous allons nous rencontrer comme de quasi purs esprits. Par Skype. Or, le virus bouleverse cette croyance.
Les différentes mouvements religieux ou spirituels, et aujourd'hui les technologies, nous ont fait croire que c'était fini le temps des bêtes, et que nous sommes devenus anges. Des purs esprits, mais capables de taper sur un clavier.
Pour Michel Dupuis, philosophe et professeur à l’Université catholique de Louvain et président du Comité consultatif de bioéthique de Belgique, la crise sanitaire que nous traversons nous pousse à retrouver des rêves, ou des fantasmes, qui remontent à l'Antiquité. Un moment de l'histoire qui nous permettait d'imaginer que l'idéal d'être humain c'est d'être presque sans corps. Le problème étant que nous sommes "corps" tout de même...
Survivre grâce à la culture
Mi-mars 2020. Un moment que l'on n'oubliera pas. Puisque dans le monde de la culture tout s'est arrêté. Ou presque. Concerts, spectacles, tournées annulés. Les musées et les cinémas fermés.
Mais les artistes n'ont pas laissé trop longtemps le silence s'installer. Et cette pandémie rappelle un moment de l'histoire contemporaine, qui nous a été livré par un certain nombre de grandes figures du XXe siècle qui ont vécu les camps nazis, les camps staliniens, les camps chinois. Ils nous ont montré que la culture sert à survivre. Ces gens, comme Primo Levi, qui étaient confinés, enfermés, ont survécu grâce à la culture.
C'est aussi un défi car cette pandémie pose la question d'un changement dans la manière de "faire culture".