Aujourd'hui, six ans après "Le Royaume" dans lequel il raconte son rapport à la foi, Emmanuel Carrère a fait une rentrée littéraire fracassante avec "Yoga". Longtemps favori pour le Goncourt, ce nouveau livre retrace une crise existentielle qui s'est déroulée sur presque quatre années, à partir de 2015.
Mais il part également de l'envie d'écrire un livre sur cette discipline. "Ce que j'appelle Yoga, ce sont tous ces exercices physiques qui visent non seulement à être en meilleure forme, mais aussi à une transformation de la conscience", explique-t-il sur le plateau du 19h30, "et j'essaie de raconter comment cette visée-là se heurte au fait que notre conscience est très foireuse, très misérable, elle nous fait tomber dans des abîmes".
Car finalement, alors qu'il pensait à l'origine écrire sur le yoga "un petit essai souriant et subtil", l'écrivain y parle de sa dépression, de sa maladie et ses internements, de sa double rupture amoureuse, ou encore des attentats de Charlie Hebdo et des migrants.
Diagnostiqué bipolaire de type 2 à presque 60 ans, Emmanuel Carrère s'appuie magistralement tout au long de son livre sur la "grande loi d'alternance", qui est au cœur du yoga et dont sa pathologie, caractérisée par la succession de phases d'excitation et de dépression, peut être vue comme "une version détraquée, parodique, effroyable". Ce thème de la dualité structure le texte.
"C'est un livre qui parle de notre aspiration à l'harmonie et la sagesse, mais aussi de ce qui nous en empêche, de ce qui mine nos tentatives. Ça fait partie de la même réalité, de l'expérience humaine", raconte-t-il.
Dépression mélancolique
Le livre raconte une dépression mélancolique, précise Emmanuel Carrère: "C'est un truc très grave, très lourd, dont beaucoup de gens ne se sortent pas, c'est une plongée dans un vrai gouffre", dit-il. "C'est très difficile à décrire, j'ai essayé de le faire, comme d'autres, mais on a parfois l'impression que les mots se dérobent".
Si l'auteur admet qu'il apprécie l'idée d'avoir écrit un roman "utile", qui a pu permettre à certains de ses lecteurs d'aller mieux, il dit toutefois ne pas croire aux "philosophies trop optimistes". "La pensée du développement personnelle m'inspire un peu de perplexité, même si l'idée que nos épreuves nous font avancer me paraît très vraie. Simplement, ça prend souvent un tour un peu bêtassons", sourit-il.
Retour de la fiction
Emmanuel Carrère a démarré sa carrière en signant des romans peuplés de psychopathes ou de "types ordinaires" qui, tout à coup, basculent dans la démence. Puis, dans "L'Adversaire", publié en 2000, il reconstitue l'affaire Jean-Claude Romand, l'histoire d'un faux médecin qui tua, en janvier 1993 ses enfants, sa femme et ses parents, auxquels il faisait croire qu'il était médecin.
C'est à partir de ce roman qu'il choisit de se mettre en scène à la première personne, tel un narrateur impliqué. Il s'éloigne alors de la fiction, signe un "pacte de vérité" avec ses lecteurs et, dès son livre suivant en 2007, la dimension autobiographique prend de l'importance.
Mais dans "Yoga", les éléments de fiction sont bien présents. C'est la première fois depuis 20 ans qu'il ment un peu dans un roman, pour protéger les siens. "Il y a plus de fiction dans ce livre que dans les précédents, j'avais perdu l'expérience depuis 20 ans, mais quand on commence à écrire de la fiction, on y prend goût", concède-t-il.
Malgré cela, il a reçu des critiques de son ex-femme qui l'accuse de l'avoir "utilisée dans son œuvre" sans son consentement. Une critique que réfute l'auteur: "c'est étonnant, car il y avait bien des passages sur elle dans le texte original, mais je les ai enlevés à sa demande, et le livre ne parle plus du tout de mon ex-femme", explique-t-il au 19h30.
>> La version intégrale de l'interview:
Sujet TV: Julie Evard
Texte Web: Pierrik Jordan
Un film prévu
Emmanuel Carrère est un passionné de littérature, évidemment, mais aussi de cinéma. Dès les années 70, il écrit pour la revue POSITIF et pour Télérama. Il a également fait partie du jury du festival de Cannes en 2010, puis de celui de Locarno en 2018, et il a lui-même adapté La Moustache, son premier succès littéraire.
Il a également réalisé Le Quai de Ouistreham, adaptation d'un roman de Florence Aubenas dont la sortie est prévue en 2020.