"Je veux juste trouver 11'780 voix. Les gens de la Géorgie sont en colère, les gens du pays sont en colère. Et il n’y a rien de mal à dire que vous avez recalculé", a dit en début d'année Donald Trump dans une tentative désespérée de convaincre le secrétaire d'Etat de la Géorgie Brad Raffensperger de changer l'issue du vote.
Tout y est: mensonges, suspense, menaces et même de la douceur. Ces quelques mots résonnent comme le pitch d’un film à suspense ou d'une série télévisée. La scène est invraisemblable et pourtant réelle.
Tout aussi invraisemblables que les scènes de chaos au Capitole lorsque des partisans de Donald Trump ont envahi ce mercredi les lieux pour empêcher le Congrès de certifier la victoire de Joe Biden lors de l'élection présidentielle. Quatre personnes sont mortes dans l'enceinte du Capitole à Washington et 52 personnes ont été arrêtées, a annoncé mercredi soir la police.
Joue-la comme J.R. Ewing
Ce rebondissement des derniers jours du mandat du président américain à la Maison Blanche accentue l'image d'anti-héros, longtemps nourrie par un Donald Trump prêt à tout pour parvenir à ses fins. Sa présidence chaotique a ainsi emprunté avec brio les codes des fameux soap opera des années 1980 comme "Dynastie" ou "Dallas".
"Il a probablement appris ce type de séquencement. On attend toujours la 'trumpisterie' du jour", explique la sémiologue française Mariette Darrigrand.
Comme J.R. Ewing, Donald Trump ment, arnaque, triche et essaye d'accumuler de l'argent pour l'entreprise familiale. Mais au lieu du fameux chapeau de cowboy, Trump préfère la casquette de baseball de taille géante avec l'inscription "Make America Great Again".
A la lecture de la transcription de l'invraisemblable appel téléphonique de Trump aux officiels de l'Etat de Géorgie, publiée par le Washington Post, on retrouve les codes narratifs de la fiction. Et plus précisément des séries télévisées américaines, précise la sémiologue Mariette Darrigrand.
[L'appel] fait penser à '24 Heures chrono', mais aussi aux séries médicales, comme par exemple 'Dr. House'. C'est celui qui a une vérité inimaginable. Personne n'y pense. C'est baroque, c'est toujours contre le rationnel, contre les idéologies médicales des Lumières.
Mais pour cette spécialiste du discours médiatique, le président américain est surtout proche du personnage principal de la série "Les Sopranos". Il joue beaucoup avec la suavité de sa voix qui "n'est pas celle d'un dictateur mais d'un crooner", explique-t-elle.
Tony Soprano a cette ambiguïté qui fait toute l'originalité de son personnage: c'est un despote attachant. "Quand il fait pression sur ses ennemis, il alterne la séduction (sa voix), la persuasion, au sens argumentatif, et la menace", rajoute-t-elle.
Donald Trump rappelle le personnage du mafioso dans "Les Sopranos" parce que l'on peut imaginer que lui-même a quelque chose de victimaire, que lui-même a souffert.
Du spectacle
Le milliardaire américain est un pur produit de la télévision, une excroissance du monde du spectacle. On se rappelle qu'il avait acquis un statut de vedette grâce à l'émission de téléréalité "The Apprentice" (NBC).
Dix ans durant, le programme bénéficie d'un succès grandissant: les téléspectatrices et téléspectateurs s’identifient à certains participants ou situations. Trump valorise l’audace et le carriérisme, mais également la résilience face à l’échec. Il incarne les valeurs du "rêve américain". Et le public adhère.
Pour Mariette Darrigrand, le bientôt futur ex-président introduit de la narrativité dans un discours politique qui n'en a plus. "Le discours politique mobilisateur donne des échéances. Trump a remplacé cette grande vision du futur par la petite vision de la télévision, substitué à l'échéancier du feuilleton: la suite, demain ou la semaine prochaine".
Sa parole performative (capacité à produire, influencer, voire à transformer une situation) a bouleversé la communication politique. Il a imposé de nouveaux codes narratifs qui ont captivé le grand public. Son storytelling tire profit des biais cognitifs qui amalgament le fictionnel et le factuel.
La Trump TV
Les scènes de chaos au Capitole ont choqué non seulement l'Amérique mais aussi le monde entier. Donald Trump avait appelé ses sympathisants à se diriger vers le Congrès pour faire pression sur les élus républicains. Il leur a ensuite demandé de "rentrer à la maison" malgré "le vol" de son élection. Comment ne pas penser à l'ambitieux et impitoyable personnage de Francis Underwood, incarné par l'acteur Kevin Spacey, dans "House of Cards" qui était prêt à tout pour accéder au poste ultime? Un personnage qui sème la terreur à Washington, comme Trump.
Même après son départ de la Maison Blanche, il restera sur nos écrans. "Il ne peut pas vivre sans se voir dans la lucarne, à la fois produit de la télévision et victime de la télévision. S'il ne se voit pas sur le petit écran, il a l’impression de ne pas exister", lit-on dans un article du Baltimore Sun. Regarder Fox News lui a pris plus de temps que de faire son job de président.
Grâce a des décennies de présence dans les médias, Donald Trump est devenu, à l'insu de son plein gré, une chaîne d'information en continu à forme humaine, avide de conflits, de bruits, de menaces, de scandales et de manipulations.
Il est devenu un bouton sur le télécommande de l’Amérique. Le restera-t-il?
Miruna Coca-Cozma