Les deepfakes, ces hypertruquages plus vrais que nature, font fureur sur les réseaux sociaux. La semaine passée, des vidéos sur TikTok avec Tom Cruise qui joue au golf ou réalise un tour de magie, sont devenues virales. Sauf qu'il ne s'agissait pas de la vraie star de "Mission Impossible", mais d'une vidéo truquée, conçue à des fins pédagogiques par le créateur belge Chris Umé. Selon lui, il est important de montrer l'étendue des capacités croissantes des technologies basées sur l'intelligence artificielle et le deep learning (apprentissage automatique).
Même si la démarche du spécialiste en effets spéciaux n'implique pas une usurpation d'identité de la star hollywoodienne à des fins malhonnêtes, les potentiels dangers mis en exergue par ce tour de force technologique sème un vent de panique dans la presse internationale et dans le monde de la tech. Mais pourquoi?
Parce que l'illusion est parfaite
Pour que ces deepfakes soient convaincants, il fallait le travail et les connaissances de Chris Umé, expert en hypertruquages. Il a dû "nourrir" ses machines haut de gamme avec des dizaines de milliers de photos de Tom Cruise, sous tous les angles et dans différentes hypostases. Deux mois de travail et d'entraînement de l'intelligence artificielle lui ont été nécessaires pour que le rendu soit (presque) parfait. Sa collaboration avec Miles Fisher, un des meilleurs imitateurs de la star, permet que l'illusion soit parfaite. On comprend qu'un deepfake n'est pas à la portée de toutes et tous. Pour le moment.
D'où l'importance de dévoiler les coulisses de son exploit et d'expliquer sa démarche. "Je suis un artiste. J'ai toujours aimé utiliser les technologies de dernier cri, mélangées à d'autres techniques, pour pouvoir créer des trucs marrants, nouveaux", explique-t-il à la RTS. "Si j'ai dévoilé les coulisses de mon deepfake, c'est pour montrer aux gens qu'on peut le faire."
J’aimerais que les gens soient sensibilisés à cette problématique et qu’ils réfléchissent à deux fois en regardant une vidéo.
L'impact de cette vidéo, qui a fait le tour du monde, a même poussé Tom Cruise à créer son propre compte sur TikTok pour éviter toute confusion.
Parce que bientôt tout le monde pourra le faire
La démocratisation de cette technologie, grâce à des applications populaires comme Reface ou Deep Nostalgia, permettra dans quelques années une utilisation accessible à toutes et à tous, estime Chris Umé.
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C'est une des raisons pour lesquelles l'expert belge a créé ces vidéos, pour tirer la sonnette d'alarme. "Aujourd'hui ce n'est pas encore possible de faire ce que je fais, mais dans trois, quatre ans, n'importe qui pourra le faire. Je pense que j'ai réussi au moins à faire ça: ouvrir les yeux et rendre attentives les organisations qui s'occupent de la sécurité [de nos données] du fait que c'est pour bientôt, et qu'il faut se préparer à tout cela", explique le créateur belge.
Parce que c'est ludique et que l'on ne voit pas le danger
Le deepfake, c'est cool, c'est ludique et ça nous fait rire. Où est le problème alors? Pour Solange Ghernaouti, experte en cybersécurité, le problème de ces hypertruquages, et plus largement du numérique, c'est que l'on invente des réalités qui sont plus vraies que vraies. "Cette réalité inventée est plus attractive et elle relève du domaine du divertissement", explique-t-elle à la RTS.
Certes, le truquage existe au cinéma, mais les contenus numériques type deepfake ne sont pas du simple cinéma. Dans les salles obscures, on accepte l'idée d'artifice et d'artificiel, on est conscients et conscientes qu'il y a des cascadeurs qui jouent à la place des actrices et des acteurs et que l'on regarde une vie qui n'est pas la nôtre. "Le problème [avec les deepfakes] c'est qu'on ne nous donne pas les clés pour décrypter les effets artificiels créés techniquement, et c'est cela le grand danger", explique l'experte en cybersécurité.
Pour Solange Ghernaouti, ces technologies de l'ère de la post-vérité, qui détiennent un potentiel non négligeable de nuisance pour nos démocraties, sont une résultante de la "gamification" de notre société. "Il faut que tout soit ludique, que tout soit amusant, et on se donne les moyens avec le numérique d'avoir un pouvoir d'attractivité pour capter l'attention de l'utilisateur-client sur des applications et des contenus. C'est comme des jeux vidéos en permanence", dit-elle.
Parce qu'elles nous interrogent sur notre rapport à la vérité
Au-delà de leur côté divertissant et des prouesses technologiques et artistiques indéniables, ces vidéos truquées créent des faux-vrais et des vrais-faux. Comment faire la distinction? Le questionnement autour de la vérité, du véridique et même de l'authenticité dépasse la simple sphère technique. C'est une interrogation philosophique.
"Il faudrait se poser la question sur l'informatisation du monde et de la façon dont on a envie de poser, ou pas, des limites. Et de la finalité de ces technologies", explique Solange Ghernaouti.
Avec le numérique, la vie est éternelle. Qui n'en rêve pas? C'est la jeunesse éternelle que l'on nous vend avec le numérique et les deepfake.
Pour Chris Umé, il est d'autant plus important d'expliquer le fonctionnement, la mécanique de cette technologie. "Je suis conscient du fait que je contribue à l'idée que les fake news sont partout, mais j'apporte aussi ma contribution à une prise de conscience des organisations qui s'occupent de la cybersécurité. Pour qu'elles s'assurent que les fake news soient correctement labélisées et qu'elles imaginent des systèmes pour les détecter", explique-t-il.
Parce que le spectre des fake news guette
Pour Solange Ghernaouti, un des dangers, accentué aussi par la pandémie et le temps passé derrière les écrans, c'est la banalisation de ces contenus qui s'inscrivent dans la continuité de ce que l'on peut voir déjà sur les réseaux sociaux avec des faits alternatifs. "Quand la réalité nous dérange, on crée une autre réalité et cette autre réalité est d'autant plus facile à créer, parce qu'on a les outils techniques qui permettent de le faire", dit-elle.
Il y a celles et ceux qui saluent cette créativité nouvelle annonciatrice d'un nouvel âge d'or pour les effets spéciaux et celles et ceux qui voient une menace à la démocratie avec la possibilité de créer de fausses informations. Alors, que faire? Les interdire?
Chris Umé observe des règles strictes quant au choix des deepfakes à réaliser pour ses clients. "Il est important d'avoir une certaine éthique, je n'ai pas de problème à refuser des contrats s'ils ne respectent pas les règles", dit-il.
Pour Solange Ghernaouti, tout n'est pas à jeter. Ces vidéos répondent à une attente de merveilleux de la part des internautes. "Mais il faut mettre sous contrôle les risques que cela peut générer", rajoute-t-elle. "Nous ne sommes jamais démunis face à des nouveautés. Il faut seulement comprendre leurs implications à plus long terme, et se donner les moyens, y compris financiers, d'encadrer ces pratiques pour les autoriser, ou non. Et inventer des règles qui permettent d'accompagner ce développement".
Les enjeux relevés par les deepfakes sont multiples et des axes de réflexion ont déjà été posés pour prendre des mesures pour accompagner la résurgence de ces nouvelles techniques de faussaire. Reste que ce n'est pas parce qu'on peut tout faire qu'on doit tout faire.
Miruna Coca-Cozma
Chris Umé tiendra une conférence sur les deepfakes, le 11 mars, à l'Université Artevelde (inscription gratuite).
Le blog de Solange Ghernaouti