"En danseuse", sur la route fleurie des expressions du cyclisme
>> De "sucer la roue" à "la sorcière aux dents vertes", le jargon du cyclisme regorge d'expressions savoureuses et énigmatiques.
>> A l'occasion du Tour de France, le journaliste Pierre Carrey, spécialiste du vélo, livre un glossaire non exhaustif pour appréhender ce lexique fleuri. Balade à travers la poésie du peloton.
>> En tout, 15 chroniques proposées par l'émission "Vertigo" en partenariat avec RTSsport.
La lanterne rouge
Titre officieux
La course pour la dernière place du Tour de France est quelquefois très disputée. Celui qui en sort vainqueur remporte la lanterne rouge, titre officieux mais titre de gloire.
Ce trophée pouvait rapporter gros à une certaine époque, des invitations sur des critériums, ces galas rémunérés. Sans parler des cadeaux d'admirateurs, les voyages organisés, les paniers gourmands et autres cochons de lait.
Les forçats de la route
Une expression qui cogne
Tout part d'une série d'articles rédigés par le célèbre reporter Albert Londres, qui suit les étapes du Tour en 1924. Un livre en sera extrait, appelé "Les forçats de la route". Le climax de ces récits a lieu quand Albert Londres fait témoigner les frères Pélissier, Henri et Francis, deux champions, deux martyrs autoproclamés.
"Les forçats de la route" passent à la postérité. Pourtant, cette locution n'est pas signée Albert Londres, mais de son éditeur. Le journaliste avait visité le véritable bagne en Guyane et il n'aurait jamais osé comparer le Tour avec un pénitencier, même si...
L'éditeur d'Albert Londres s'inspire d'un écrivain moins connu, Maurice Genin, qui a employé la formule des "forçats de la route" en 1906. Elle cogne, cette formule. Désormais, on entend parler des "forçats" de tout, forçats de la boulangerie, des travaux publics, de l'horlogerie ou des études secondaires.
La sorcière aux dents vertes
Et c'est la chute...
Il n'y a pas de conte de fées sans sorcières. Et il n'y a pas de maillot jaune sans sorcière aux dents vertes. Mais qui est au juste ce personnage maléfique dans le roman du Tour de France? C'est l'accident, la crevaison, la chute, la catastrophe personnifiée.
Cette créature apparaît entre les deux guerres mondiales. Tous les coureurs font un jour ou l'autre sa connaissance. La montagne jette des pièges sous les roues, des trous, des pierres, des racines d'arbres.
L'accordéon
Et pas seulement celui d'Yvette Horner
Les coureurs qui font l'accordéon sont lâchés, recollent au peloton, sont lâchés, recollent, et ainsi de suite. On dit aussi qu'ils font l'élastique, ce qui est dangereux, car le fil finit par rompre et, tôt ou tard, le coureur se retrouve irrémédiablement distancé.
Les musiciens sur leurs pédales ont beau faire ce qu'ils peuvent, ils n’arrivent plus à suivre le tempo.
Un autre accordéon fait aussi danser le Tour, en particulier entre 1952 et 1963, grâce à Yvette Horner et ses 30 millions de disques vendus. Elle est l'autre vedette de la course à cette période.
La voiture-balai
Le corbillard du Tour
Le Tour de France possède son corbillard: c'est la voiture-balai. Le camion ramasse les coureurs distancés, malades, à bout de forces, à bout de nerfs, qui souhaitent abandonner.
Le chauffeur les encourage, les exhorte à continuer la course. Pour une fois qu'un croque-mort ne veut pas de clients... Chaque abandon représente un petit deuil.
Porteurs d'eau
Les équipiers de l'ombre
Porteur d'eau, une mission sacrée dans le peloton cycliste. Ces équipiers de l'ombre, toujours là pour leurs chefs de file, dans les pires moments surtout, ont la loyauté, la fidélité, le dévouement, disons même le sacrifice cousus dans la peau.
Ils portent l'eau à leur leader pendant l'étape, près de dix bidons, qu'ils glissent dans la poche arrière du maillot ou dans le col, serrés contre leur nuque. Ils portent aussi à manger et, le plus important, ils portent l'espérance, un mot de réconfort le soir, avant de se coucher.
Descendre comme une caisse à savon
Attention à la chute
C'est assez drôle d'imaginer des caisses à savon dévalant le col du Tourmalet ou le Mont Ventoux. Ces petites voitures en bois, ces Formule 1 pour enfants, ne sont pas réputées très maniables.
De fait, un coureur qui descend comme une caisse à savon a vraiment une mauvaise technique, ou peur, ou les deux à la fois.
Au milieu des années 1990, le Saint-Gallois Alex Zülle avait la réputation de descendre comme une "caisse à savon". Dans le revers du Cormet du Roselend, col des Alpes, en 1996, il chute pas moins de deux fois. En réalité, ce coureur était myope, archi-myope. Il tombait partout, souvent, y compris sur le plat.
En chasse-patate
La poursuite désespérée
Cette formule - et plus encore, cette image - amuse beaucoup les coureurs. Les Anglais, les Flamands l'utilisent en français dans le texte pour désigner le cycliste qui essaie de rattraper un groupe situé juste devant lui, mais qui n'y arrive pas. Il roule intercalé entre l'échappée et le peloton. En contre-attaque. La "chasse", c'est cette poursuite désespérée. Quant à la "patate", eh bien, il s'agit du pauvre coureur égaré.
Le vocable "chasse-patate" nous vient du cyclisme sur piste. Les chasses représentent des moments de lutte intenses entre les équipes constituées de deux coureurs. Quand il y a moins de spectateurs dans les tribunes, les coureurs roulent à l’économie. En somme, ces chasses-là comptent pour du beurre.
Le baroudeur
Une philosophie
Le baroudeur est l'homme des échappées au long cours. Il ne peut pas, ne veut pas se confronter en prise directe avec les meilleurs grimpeurs, ni avec les meilleurs sprinters. Alors, il prend de l'avance. Est-ce un aveu de courage ou de faiblesse?
Baroudeur n'est pas une simple option tactique, c'est bien plus que cela. Une philosophie, une manière de percevoir et d'écrire le monde.
Et pourtant à l'origine, le mot "baroudeur" n'est pas un équivalent d'émancipation ou de quête spirituelle, il provient des guerres coloniales de la France. L'expression apparaît vers les années 1930, à partir du terme berbère de "barud", qui signifie "poudre explosive". Les soldats de la Légion étrangère le reprennent à leur compte. Le "baroud" est un combat et le "baroudeur" un soldat aventurier. Voilà encore un terme guerrier qui a infiltré le peloton.
Fumer la pipe
Ménager ses efforts
Il existe une vieille locution dans le peloton cycliste, vieille comme des soldats en campagne qui faisaient tirer leurs canons par des chevaux, vieille comme des marins partis sous les rugissants: "fumer la pipe". Cela veut dire "ménager ses efforts", soit par paresse, soit par calcul. On dit aussi "fumer la bouffarde"ou, plus contemporain, "faire de la patinette". Le coureur se positionne alors dans le ventre mou du peloton, surtout pas en tête, sinon il subirait les effets du vent.
C'est un petit secret, assez bien gardé mais jusque dans les années 70 ou 80, le Tour de France empeste littéralement le tabac. A la fin des années 1920, le coureur flamand Gustav Van Slembrouck était par exemple connu pour fumer dans le peloton avec quelques copains.
Saler la soupe
Le dopage
Années 1940-1980. A l'époque, si on vous parlait de "Tonton-Tintin-Riri-Mémé", on faisait allusion non pas au prochain repas de famille mais plutôt à quatre produits dopants, quatre amphétamines sous forme injectable, Tonedron (Tonton), Pervitin (Tintin), Ritaline (Riri) et Méthédrine (Mémé). Et donc, quand un coureur se dopait, ses collègues disaient "Tiens, celui-là, il sale la soupe". Les amphétamines, alias "les amphéts" étaient très répandues. Surexcitation, coupe-faim, atténuation de la fatigue et de la douleur, les effets étaient très recherchés.
Une fois, la femme d'un coureur avait promis de repeindre les volets de la maison pendant que son mari était absent. Elle avait ouvert le frigo familial, elle avait trouvé les amphétamines et elle les avait consommées. Les volets furent repeints en un éclair. Mais beaucoup sont devenus accros, malades ou sont morts à cause de ces potions magiques.
Les belles musettes
Le ravitaillement, de qualité variable
Bienvenue dans le restaurant du Tour de France. Aujourd'hui, certaines équipes dînent selon les standards d'une table récompensée d'une étoile Michelin, mais cela n’a pas toujours été le cas.
Au début du XXe siècle et jusque dans les années septante, il faut piocher sa main dans la musette, ce sac de toile qui contient le ravitaillement. Le menu est le même tous les jours et pour tous les coureurs. Oeufs frais à gober, œufs durs ou en omelette, petits sandwichs de confiture, gâteaux de riz, des pêches et des bananes. De la viande, poulet froid, côtelettes.
Dans les années 80, les repas sont davantage individualisés et les Américains introduisent des barres chocolatées. Puis ce sont les gels et barres diététiques, avec parfois d'horribles goûts de shampoing. Précisons que les coureurs saisissent les musettes à 50 km/h, tendues depuis le bord de la route par les assistants de leur équipe.
Etre à bloc
Le slogan universel
Les Flamands disent "à bloc". Les Italiens "à bloc". Les Anglais pourraient dégainer leur "flat out", mais ils préfèrent "à bloc". En français dans le texte. Les Suisses, romands, romanches, italophones, germanophones, sont tous unis par "à bloc". Slogan universel du peloton cycliste. Cri de guerre, cri de joie, tout le monde est à bloc, tout le temps. Pour aller cueillir le maillot jaune, pour tenir à 55km/h dans le peloton. Pour éviter de se faire éliminer quand on est malade, fatigué, distancé. A bloc!
Suces des roues
Un manque de courage
Sucer la roue, c'est l'accusation infâme. Le manque de courage, ou l'aveu de faiblesse ou encore l’empreinte de la fourberie. Le coureur qui suce la roue esquive sa part de travail. Il ne passe pas en tête de groupe et, ainsi, il économise des efforts contre les effets du vent. Il laisse faire les autres.
Il n’a peut-être pas complètement tort dans une discipline où on dit qu'il faut en faire un peu moins que ses adversaires, où les coureurs à panache, généreux, ne gagnent pas toujours. Mais les coureurs, plus encore les spectateurs, détestent les suceurs de roue. Aussi appelés ramiers – le petit oiseau -, rats, ratons, sangsues. Les Néerlandais emploient la métaphore de l'autocollant. Les cyclistes algériens ont une formule plus explicite: le concurrent qui reste caché dans la roue de ses adversaires aime renifler les pets.
Les coups de bordure
Sur le bord de la route
On appelle bordure ce moment où les coureurs profitent d'un fort vent latéral pour faire éclater le peloton et piéger des favoris. Vu d'hélicoptère, le peloton n'est plus rectangle, il est diagonal.
La bordure vise à ce que les hommes en tête se protègent à tour de rôle des rafales de vent, en s'abritant non pas derrière le coureur qui les précède, mais à côté de lui, car le vent souffle de côté. Par contre, les hommes situés derrière ne sont protégés de rien. Ils se retrouvent à rouler en file indienne, sur le bord de la route, d'où le nom de bordure. Et, là, ils s'épuisent. Ils cèdent, ils sautent. Carnage.