Joséphine Baker entre au Panthéon

Grand Format Hommage

AFP - © Gaston Paris / Roger-Viollet

Introduction

Vedette de music-hall, militante antiraciste, résistante de la première heure, femme libre aux multiples maris, amants et maîtresses, mère d'une tribu "arc-en-ciel", Joséphine Baker est entrée au Panthéon, à Paris, ce mardi 30 novembre, 46 ans après sa mort en 1975. C'est la sixième femme à y pénétrer et la première femme noire.

Chapitre 1
Une enfance misérable

Roger-Viollet / AFP - Harlingue

C'est en 2013 que l'idée de panthéoniser Joséphine Baker surgit dans une tribune du quotidien Le Monde, signée Régis Debray. L'écrivain et philosophe plaide pour "cette Américaine naturalisée en 1937, libertaire et gaulliste, croix de guerre et médaille de la Résistance" qu'il a rencontrée en décembre 1965 à Cuba et qu'il souhaite voir hissée "au coeur de la nation".

A l'époque, la proposition amuse mais n'est pas vraiment prise au sérieux. Huit ans plus tard, et suite à une pétition en ligne, Emmanuel Macron donne son aval. La chanteuse, meneuse de revue, comédienne, résistante de la première heure et militante des droits civiques a finalement fait son entrée dans le temple de la République le 30 novembre 2021.

>> A écouter, l'artiste et résistante entrera au Panthéon :

L'artiste et résistante Joséphine Baker entrera au Panthéon le 30 novembre. [Keystone - LEN SIRMAN-ARCHIV]Keystone - LEN SIRMAN-ARCHIV
Le 12h30 - Publié le 22 août 2021

Elle est la sixième femme à y pénétrer et la première femme noire. "Toutefois, son corps restera à Monaco où elle est enterrée au cimetière marin, pas loin de la tombe de Grace Kelly, qui fut une de ses amies", dit Brian Bouillon Baker, un de ses douze enfants adoptés.

>> A écouter, l'entretien avec Brian Bouillon Baker, un des fils adoptifs de Joséphine Baker, évoquant le processus de panthéisation de sa mère :

Brian Bouillon-Baker a été adopté par Joséphine Baker et Jo Bouillon en 1957.
image fournie par éditeur
Editions du Rocher [Editions du Rocher]Editions du Rocher
Vertigo - Publié le 22 novembre 2021

A considérer son destin, ses engagements, ses audaces, ses utopies, son courage, le choix paraît incontestable, d'autant plus, comme le relevait Régis Debray, que Joséphine Baker vibre avec notre époque.

"Elle se distingue de ses devancières par ceci que la femme libre, le colonisé, le coloré des confins, le bi ou l'homosexuel, ont fait irruption à l'avant-scène, avec des formes d'art jusqu'alors dédaignées, la danse, le rythme, le jazz, la chanson".

>> A écouter, cette archive de la RTS qui rappelle l'enfance de Joséphine Baker :

Joséphine Baker chante: J'ai deux amours, mon pays et Paris. [RTS]RTS
Six heures - Neuf heures, le samedi - Publié le 13 avril 2019

Tout commence à Saint-Louis, dans le Missouri, le 3 juin 1906. D’origine afro-américaine, amérindienne et espagnole, Joséphine, née d'une mère célibataire et d'un père inconnu, alterne, très jeune, école et ménages dans les familles riches pour subvenir aux besoins de sa fratrie, dont elle est l'aînée. Un premier mariage à 13 ans, puis un second à 15.

Mais l'adolescente, qui danse depuis l'enfance, a de l'ambition. Elle rêve de Broadway et monte à New York. Après deux ans de seconds rôles, on la remarque et on lui propose de venir à Paris pour monter la Revue Nègre, dont elle sera l'héroïne. Elle a 18 ans.

Chapitre 2
Bonjour Paris

Lipnitzki / Roger-Viollet / Roger-Viollet via AFP

Le premier quart du 20e siècle voit émerger en France un goût certain pour l'"art nègre", si cher à Picasso et aux surréalistes. Il fait l'objet d'une exposition en 1919 et s'affiche comme porteur de modernité, les idoles africaines détrônant les statues de l'antiquité et le jazz, débarqué avec les soldats américains de la Grande Guerre, rivalisant avec la musique classique de la Vieille Europe. L'"art nègre" est perçu comme révolutionnaire, l'époque est "négrophile".

Affiche de la "Revue nègre" (1925) [flickr - kitchener.lord]
Affiche de la "Revue nègre" (1925) [flickr - kitchener.lord]

Dans ce contexte, la jeune et trépidante Joséphine Baker ne tardera pas à trouver sa place. Quasiment nue, les cheveux courts, le visage très expressif, vêtue d’un simple pagne, elle fait le pitre et danse le charleston dans un tableau de la Revue nègre, intitulé "La danse sauvage".

Le succès est immédiat et prête parfois à confusion. Caricature de la femme noire? Ou retour du préjugé raciste à son expéditeur? Joséphine Baker précisera dans ses Mémoires:

Il s’agit bien ici de se moquer des blancs et de leur manière de gérer les colonies car la France, bien que moins raciste que les Etats-Unis, a tout de même des progrès à faire concernant les gens de couleurs et leur insertion dans la société!

Joséphine Baker in "Les Mémoires de Joséphine Baker" par Marcel Sauvage.

Après une centaine de représentations, Joséphine Baker veut mener seule sa barque et signe un contrat avec le théâtre des Folies Bergères pour une revue dont elle est la star, "La folie du jour". Elle s'y produit avec un léopard en laisse et sa fameuse ceinture de bananes en peluche.

>> A écouter, ce que fut la Revue Nègre dans l'émission Histoire vivante :

Affiche de la "Revue nègre" (1925) [flickr - kitchener.lord]flickr - kitchener.lord
Histoire Vivante - Publié le 20 juillet 2020

Symbole de la renaissance d’Harlem qu’elle exporte en Europe, Joséphine devient une figure des Années folles. Elle fascine les cubistes, les fauvistes, inspire les surréalistes et pose pour Picasso, Man Ray ou Jean Cocteau. Elle fut également la muse de créateurs de mode tels que Christian Dior ou Pierre Balmain.

Dans la foulée, elle tourne quelques films pour le cinéma, dont "Zouzou" avec Jean Gabin, et rencontre un succès mondial, en 1931, avec sa chanson "J'ai deux amours" qu'elle chantera toute sa vie.

>> A écouter, la place de Joséphine Baker dans le cinéma français :

Jean-François Staszak [Wikimedia Commons - Claude Truong-Ngoc]Wikimedia Commons - Claude Truong-Ngoc
Histoire Vivante - Publié le 22 juillet 2020

En 1937, elle acquiert la nationalité française en épousant Jean Lion, de son vrai nom Levy, un industriel juif qui aura souffert de persécutions antisémites. Ce qui rend Joséphine Baker particulièrement sensible à la cause juive.

Chapitre 3
La résistante médaillée

AFP - Médiathèque du Patrimoine/Studio Harcourt"

Quand la guerre survient, le contre-espionnage français cherche des "honorables correspondants" pouvant fournir des renseignements sur les activités allemandes sans éveiller le moindre soupçon. Joséphine Baker, qui veut servir sa patrie de cœur, se porte volontaire. À Jacques Abtey, l’officier qui la recrute, elle explique:

Ne suis-je pas devenue l’enfant chérie des Parisiens? Ils m’ont tout donné, en particulier leur cœur. Je leur ai donné le mien. Je suis prête à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez.

Joséphine Baker entrant dans la Résistance.

C'est en tant qu'artiste - ou infirmière de la Croix Rouge titulaire d'un brevet de pilote - que Joséphine Baker va œuvrer comme espionne, en passant sur des partitions de musique des renseignements à l'écriture cryptée et à l'encre invisible. Sa visibilité extraordinaire est sa meilleure couverture.

Ces papiers seraient sans doute compromettants si on les trouvait. Mais qui oserait fouiller Joséphine Baker jusqu'à la peau? Ils sont bien mis à l'abri, attachés par une épingle de nourrice. D'ailleurs mes passages de douane s'effectuent toujours dans la décontraction… Les douaniers me font de grands sourires et me réclament effectivement des papiers… mais ce sont des autographes!

Joséphine Baker in "Joséphine Baker et Joe Bouillon" (Ed. Laffont)

Au Château des Milandes, qu'elle loue depuis 1937, elle fait preuve d'un immense sang-froid quand les Allemands viennent perquisitionner sa demeure, soupçonnant l'artiste de cacher des résistants. Ce qu'elle n'a cessé de faire.

En juin 1941, Joséphine Baker tombe gravement malade mais poursuit son activité depuis sa chambre d'hôpital qui devient lieu d'échanges d'informations secrètes. Trop surveillée en France, elle poursuit ses activités depuis le Maroc. Le 23 mai 1944, elle est officiellement engagée dans l'armée de l'air, et devient sous-lieutenant, rédactrice première classe, échelon officier de propagande. Elle débarque à Marseille en octobre 1944.

Pour ces actions pendant la guerre, elle sera décorée de la Légion d’honneur et de la Médaille de la Résistance à la Libération. Elle sera la première femme d'origine américaine à recevoir les honneurs militaires à ses funérailles en 1975.

Chapitre 4
La militante des droits civiques

Georges Hernad / Ina / Ina via AFP

Audace et panache plutôt que plainte et victimisation. En refusant de se produire dans des théâtres où règne la ségrégation raciale, en séjournant dans de somptueux hôtels et en partageant les tables des meilleurs restaurants, Joséphine Baker n'a cessé de montrer que la couleur ne devait induire aucune différence de traitement et que l'aisance matérielle n'était pas un privilège de peau.

En 1951, le Copa City Club l’invite après une tournée en Amérique latine, mais Joséphine refuse de signer les contrats avec les salles de spectacle pratiquant la ségrégation. Elle parvient à convaincre le joyau de la vie nocturne de Miami Beach d’ouvrir ses locaux au public afro-américain. Le succès est immense et permet à l’établissement de faire une de ses meilleures recettes.

La même année, L’Association nationale pour le progrès des personnes de couleur (NAACP) déclare alors que le 20 mai sera à présent le "Josephine Baker Day".

Le 28 août 1963, Joséphine Baker participe à la Marche pour les droits civiques à Washington D.C. où elle porte fièrement son uniforme des Forces françaises libres. Elle s’adresse à une foule de 250'000 personnes aux côtés de Martin Luther King et de Daisy Bates. Elle parle, notamment, de la liberté dont elle a pu jouir en France.

La Tour Eiffel est très différente de la Statue de la Liberté, mais qu'importe? A quoi bon avoir la statue sans la liberté, la liberté d'aller où l'on veut si on est retenu par sa couleur? Non, je préfère la Tour Eiffel, qui ne fait aucune promesse.

Joséphine Baker.

Chapitre 5
L'utopiste

AFP - P. LOUIS

Depuis toujours, Joséphine Baker rêve de fraternité universelle. Elle pense pouvoir lui donner corps avec un projet qui lui tient à coeur depuis longtemps.

Le château des Milandes, en Dordogne, haut lieu de la résistance pendant la guerre et village universel ensuite. [AFP - Hans Lucas]
Le château des Milandes, en Dordogne, haut lieu de la résistance pendant la guerre et village universel ensuite. [AFP - Hans Lucas]

En 1947, avec son quatrième mari Jo Bouillon, Joséphine Baker achète le Château des Milandes qu'elle occupe comme locataire depuis dix ans. La star du music-hall entend y installer sa "tribu arc-en-ciel", les douze enfants qu'elle a adoptés au fil de ses voyages, et surtout faire de ce château de la Renaissance, bâti en 1489 par un seigneur rebelle à la religion dominante, un complexe touristique appelé "village universel" ouvert à toutes les cultures du monde.

Mais en 1964, suite à une gestion désastreuse, la demeure est mise aux enchères. Malgré l'intervention de Brigitte Bardot qui lance un appel aux Français qui lui vaudra un répit de quatre ans, le château est vendu pour un septième de sa valeur en 1968.

C'est un immense crève-coeur pour Joséphine Baker, la fin de son utopie universelle et le début d'une fin de carrière difficile, où pour payer ses dettes elle devra continuer à chanter et à se produire un peu partout dans le monde, même si Jean-Claude Brialy, et surtout Grace de Monaco, veilleront sur son confort. Ce qui lui offrira, en 1975, un dernier et sublime tour de piste à Bobino, quelques jours avant sa mort.

Joséphine Baker à Bobino le 26 mars 1975, deux semaines avant son décès. [AFP - Pierre Guillaud]
Joséphine Baker à Bobino le 26 mars 1975, deux semaines avant son décès. [AFP - Pierre Guillaud]